Contexte
Pendant près d’un an et demi, des milliers de Bruxellois et des centaines d’institutions actives dans la capitale belge se sont opposés au projet d’ordonnance « Bruxelles numérique ». Pour saisir les principales raisons de cette mobilisation, il est utile de commencer par rappeler le contexte dans lequel sont apparues les premières ébauches de ce texte.
Depuis plusieurs années, on assiste à un processus anarchique qui s’accélère. L’accroissement de la numérisation des services va de pair avec la réduction de leurs canaux de communication hors-ligne (guichet, téléphone, papier). Ce phénomène, qui a atteint son paroxysme durant les périodes les plus critiques de la pandémie de Covid 19 en 2020 et 2021, a été érigé en principe. Le « digital first » ou « digital par défaut » entend faire du numérique le premier canal de communication entre les services et leurs usagers.
Or, la logique « Plus de numérique/moins de guichets » a un effet particulièrement dévastateur sur la population en vulnérabilité numérique. Elle entraîne l’augmentation des situations de non-accès et de non-recours aux services publics et aux droits qui en découlent [1]. Ce problème est massif car quatre Bruxellois sur dix, un Belge sur deux et 75 % des personnes peu qualifiées ont des difficultés avec le numérique [2]. Ces chiffres ne cessent de croître [3] et ne tiennent même pas compte des plus de 75 ans.
Derrière ces données, il y a des vies, une réalité violente, des citoyens qui n’ont pas d’ordinateur, qui ne savent pas payer leurs factures en ligne ou au distributeur, qui ne parviennent pas à envoyer d’email ou à prendre rendez-vous à la commune via internet.
Cette situation a un effet pervers, très concret sur le secteur associatif. Son travail se transforme, il est dénaturé. Les associations de terrain sont contraintes de consacrer un temps non négligeable à accomplir des tâches qui ne leur sont pas dévolues. Elles jouent les intermédiaires entre les services d’intérêt général en voie de digitalisation et leurs publics. Elles deviennent les sous-traitants des administrations.
C’est dans ce cadre qu’a vu le jour le projet d’ordonnance Bruxelles numérique. Il se fonde sur le principe du « digital par défaut » [4]. Il entre en résonnance avec les objectifs de l’Union européenne, qui veut des services publics 100% numérique en 2030 [5]. Concrètement, cette « loi » bruxelloise vise à rendre les administrations régionales et communales intégralement disponibles en ligne [6].
Réactions
La réaction a été immédiate. Dès qu’ils ont eu connaissance du projet, des acteurs de première ligne, en contact direct avec la population, ont pris clairement position contre la législation en construction. L’ordonnance a en fait joué le rôle de catalyseur du mécontentement ambiant. Elle a cristallisé la colère plus globale suscitée par le « tout-numérique ». « L’urgence, a-t-on entendu aux quatre coins de la capitale, ce n’est pas d’avoir plus de numérique, c’est d’ouvrir plus de guichets » !
« Nous ne sommes pas contre le numérique, a tenu à souligner un secteur associatif bruxellois en ébullition, mais nous sommes contre l’ordonnance Bruxelles numérique. Nous voulons un projet qui unit, qui inclut tous les citoyens. Or, le projet d’ordonnance, tel qu’envisagé par le ministre B. Clerfayt, est un coup de force numérique, qui divise la société. Il est discriminatoire car il va encore accélérer la digitalisation sans garantir les accès hors-ligne aux administrations. Il va donc accroître les inégalités numériques et sociales ».
« Ce que nous voulons, ont ajouté les opposants à la mesure, c’est une ville humaine, où le contact humain prime, où tous les citoyens accèdent aux droits et aux services essentiels. Pour que cet accès soit effectif, nous voulons une autre ordonnance qui impose, finance et développe des guichets physiques et des services téléphoniques de qualité dans les services d’intérêt général et donc au niveau des services publics bruxellois ».
Pragmatiques, les acteurs de terrain ont prévenu : « Si, malgré notre mobilisation, l’ordonnance Bruxelles numérique devait être votée, nous voulons qu’elle garantisse les guichets et les téléphones, avec des humains » [7].
Avant la découverte de ce projet de législation, la société civile bruxelloise avait déjà organisé de nombreuses activités visant à questionner le numérique et à dénoncer la fermeture des guichets physiques [8]. Ces réflexions, ces actions, ces contacts et ces échanges ont d’ailleurs certainement favorisé l’émergence du mouvement contre « Bruxelles numérique ». Mais l’originalité de ce dernier réside dans le fait d’avoir lié des initiatives disparates et emporté des acteurs différents dans le cadre d’une campagne commune autour d’un symbole, l’ordonnance en préparation.
Campagne
0. Principes généraux
Une campagne a été lancée autour de trois revendications : contre l’ordonnance Bruxelles numérique, pour des guichets physiques et des services téléphoniques accessibles et de qualité, et pour un large débat public sur la place du numérique dans la société. La lutte contre l’ordonnance mettait ainsi en lumière une réflexion plus générale sur la place de l’humain et du numérique.
Pour arriver à leurs fins, les détracteurs de la mesure ont déployé une stratégie basée sur l’établissement d’un rapport de forces. Ils ont cherché à mobiliser la société civile dans des actions, afin de faire pression sur le monde politique. Plus précisément, il s’est agi de créer une dynamique d’actions collectives, accentuant la pression sur les autorités, afin de les « coincer » pour les forcer à se positionner et à agir. Le mouvement créé est passé par trois phases distinctes [9].
1. Le lancement (septembre 2022-février 2023)
Les « files géantes » organisées par Lire et Écrire Bruxelles le 8 septembre 2022 [10] ont définitivement démontré le potentiel de mobilisation que revêt la critique de la numérisation des services publics et du projet d’ordonnance. L’évènement « Ce qui nous arrive » des 22 et 23 septembre 2022 [11], qui a mobilisé 500 acteurs sociaux et culturels de première ligne, a confirmé la volonté du secteur associatif bruxellois de faire face à « Bruxelles numérique ». Ces deux rendez-vous ont été aux prémices de la campagne contre les desseins du ministre de la transition numérique.
Dans un premier temps, le mouvement a été initié par quelques associations et a grandi. Ses membres ont d’abord compté leurs forces. Cela s’est matérialisé sous la forme d’une carte banche publiée dans La Libre en novembre 2022, signée par 200 associations et services de première ligne [12].
Ensuite, le mouvement a montré ses forces. Un millier de Bruxellois se sont rassemblés en décembre 2022 contre l’ordonnance Bruxelles numérique [13].
Grâce à cette pression, ses représentants [14] ont pu rencontrer de nombreux parlementaires bruxellois, le cabinet Clerfayt qui a géré le dossier et l’ensemble du gouvernement bruxellois [15]. Mais en mars 2023, l’avant-projet d’ordonnance, adopté en première lecture par le gouvernement, a été jugé inacceptable par les opposants à la mesure [16].
2. L’approfondissement (mars 2023-août 2023)
Les associations participant à la mobilisation ont alors décidé [17] d’approfondir leur mouvement au niveau local, pour le renforcer et maintenir la pression.
Dans cette optique, onze associations à Anderlecht épaulées par une trentaine d’autres [18] puis, quelques jours plus tard, vingt-deux associations molenbeekoises soutenues par quatre-vingts autres [19] ont organisé deux rassemblements de plusieurs centaines de personnes en avril. Le mouvement a également été activé dans d’autres communes, comme à Schaerbeek [20] et à Ixelles où un rassemblement a eu lieu fin juin 2023 [21].
Ces actions ont été relayées par la presse et sur les réseaux sociaux [22] et des débats ont été organisés sur la place du numérique en général et sur la numérisation des services en particulier, notamment avec des parlementaires bruxellois [23].
Le 22 juin 2023, un avant-projet d’ordonnance, remanié sous la pression de la société civile, a été approuvé en deuxième lecture par le gouvernement bruxellois. Mais ces évolutions n’ont pas été considérées comme suffisantes par les associations critiquant Bruxelles numérique [24].
3. L’élargissement (septembre 2023-janvier 2024)
Fin septembre 2023, un projet d’ordonnance a été rendu public et envoyé au parlement régional par le gouvernement. Certes, ce texte avait encore connu quelques modifications suite à un avis du Conseil d’État et à la mobilisation citoyenne. Mais les associations ont estimé qu’il n’était toujours pas satisfaisant [25] et que les réponses du monde politique n’étaient pas à la hauteur des enjeux. Etant donné que tout le monde est concerné par la question du numérique, le mouvement contre l’ordonnance Bruxelles numérique a alors cherché à s’élargir, en tentant de multiplier les angles d’attaque et de mobiliser de nouveaux secteurs de la société civile. En octobre 2023, un grand évènement combinant témoignages et manifestation a été organisé [26]. Par la suite, au moment où le projet d’ordonnance est passé au parlement (en commission puis en séances plénières), plusieurs manifestations (virtuelles et en présentiel) ont à nouveau eu lieu [27]]. Cette pression populaire a eu plusieurs incidences [28]. Un représentant de la société civile a été auditionné par les députés [29], le texte a encore été amendé et des précisions orales ont été apportées par le ministre de la transition numérique et les élus de la majorité [30].
Bilan
1. Une campagne avec quels résultats concrets ?
Force est de constater que la revendication centrale portée par le secteur associatif bruxellois n’a pas été rencontrée. L’ordonnance a été adoptée [31], sans garantir clairement les guichets. En fait, sur la vingtaine d’amendements proposés par la société civile, un seul a été voté par le parlement.
Pour autant, plusieurs points positifs sont à dégager.
a) Chaque phase de la mobilisation a forcé les autorités à revoir et à faire évoluer l’ordonnance. Entre le brouillon et le texte définitif, des avancées significatives sont à remarquer. Le brouillon de l’ordonnance ne parlait que du numérique (par défaut). Le premier avant-projet mentionnait des « alternatives au numérique ». Le deuxième avant-projet précisait qu’il y aurait « des guichets et/ou des services téléphoniques ». Le projet d’ordonnance annonçait « des guichets et des téléphones ou d’autres mesures hors-ligne ». La version finale du texte consacre le maintien de guichets et de téléphones, même si « d’autres mesures peuvent être mises en place pour autant qu’elles soient aussi efficaces ».
b) La bataille des idées a été remportée par le mouvement social. Les débats parlementaires sur Bruxelles numérique se sont focalisés sur l’article 13 de l’ordonnance qui porte sur les alternatives hors-ligne. Au cours de ces discussions, le ministre de la transition numérique comme les députés de la majorité, sur la défensive, ont expliqué que le texte respectait le principe de « l’humain d’abord » et ils ont promis que les guichets y étaient garantis. Dans ce contexte, il est à espérer que les administrations de la capitale réfléchiront à deux fois avant de s’attaquer à leurs guichets.
c) Toutes les initiatives qui ont été prises durant la campagne contre l’ordonnance ont permis de faire vivre le débat et les critiques sur le numérique [32].
d) Mener une action collective, avec persévérance, a suscité beaucoup de fierté parmi les acteurs impliqués ; de la joie aussi et un certain enthousiasme de se retrouver et d’agir ensemble.
2. Le numérique est une question politique
Le numérique est souvent présenté comme un progrès technique qui s’impose pour faciliter la vie des citoyens. Or, le questionner met en lumière une série de problèmes que cette technologie soulève, que ce soit aux niveaux démocratique, écologique, philosophique ou social. L’interroger permet de resituer le numérique au cœur des contradictions (liées au genre, au travail, à la santé, à l’éducation, aux rapports Nord/Sud, ou entre générations…) qui traversent la société. Le numérique se voit, de la sorte, transformé en une question politique, dont la dimension sociale (lorsqu’elle renvoie au non-accès aux droits) permet de fédérer une partie conséquente de la population dans un combat collectif. La lutte autour d’un symbole (l’ordonnance Bruxelles numérique) et pour des guichets physiques en a été la traduction dans des revendications concrètes.
3. Les gens ont besoin d’exprimer leurs problèmes, qui nécessitent des solutions collectives
Les personnes en contact avec les travailleurs sociaux de première ligne considèrent les associations comme un dernier recours, quand elles cherchent à se dépêtrer d’un quotidien semé d’embûches. Problèmes de logement, d’emploi, de santé… ces tracas individuels sont récurrents, systémiques et les droits et services censés y apporter une réponse sont loin d’être suffisants [33]. A cela, le numérique greffe un obstacle supplémentaire : les personnes qui en ont le plus besoin n’arrivent plus à accéder à ces droits. Le combat contre le « tout-numérique » permet donc à une population précaire de mettre en évidence une double difficulté à laquelle elle est confrontée : le non-accès aux droits et les limites de ces droits.
Dans la campagne contre Bruxelles numérique, différentes couches de la population et différents types de personnes en vulnérabilité numérique se sont rencontrés [34]. Encouragées par les associations qui les reçoivent, des personnes pauvres, souvent d’origine étrangère, ont manifesté, parfois pour la première fois de leur vie. Elles ont même pris la parole lors de rassemblements, pour exposer publiquement leurs soucis et y chercher des solutions collectives.
Elles ont le même intérêt à prendre position contre la numérisation des services que les travailleurs des associations. Ces dernières ont perçu, à travers ce mouvement, l’importance et l’efficacité de mener des combats en commun, au-delà des secteurs spécifiques au sein desquels elles sont organisées et financées.
4. La lutte paie, mais c’est un processus long
Cette mobilisation met aussi en évidence une série de principes de base de la militance, qui permettent de mener la lutte efficacement. Il faut notamment partir des problèmes concrets des gens, planifier une campagne dynamique basée sur des revendications et une stratégie claires, unifier (politiquement et organisationnellement) les partenaires de la campagne, faire entrer les gens en action, avoir un moteur au mouvement, compter sur des personnes qui prennent des responsabilités dans le combat social…
Perspectives
1. Une campagne « L’humain d’abord ! »
« L’humain d’abord ! » est un slogan positif, synthétisant l’ambition qui vise à améliorer l’accès aux droits et les droits eux-mêmes. Pour faire rebondir le mouvement initié dans le cadre de la campagne contre l’ordonnance Bruxelles numérique, il semble intéressant de profiter de la période électorale qui s’ouvre, en portant ce mot d’ordre jusqu’aux différents niveaux de pouvoir (communal, régional, fédéral et supranational).
Via diverses initiatives organisées par la société civile bruxelloise dans les prochains mois, les politiciens en campagne devront s’engager à défendre des revendications précises en matière d’accessibilité des services (plus de guichets et de services téléphoniques de qualité), de numérique (moratoire sur la numérisation des services d’intérêt général et débat de société sur les impacts du digital et sur sa place) et de droits (à l’emploi, au logement, à la santé, aux papiers…). La pression sur les mandataires politiques devra être maintenue lors de la formation des majorités et de l’élaboration des programmes de gouvernement. Le contrôle démocratique effectué par la population devra, en fait, s’exercer tout au long de la prochaine législature.
A cette fin, observer systématiquement l’état de l’accessibilité des services et se mobiliser pour l’améliorer seront des tâches incontournables. Dans cette perspective, il faudra non seulement dénoncer (politiquement voire juridiquement) les dangers de l’ordonnance Bruxelles numérique mais aussi utiliser certains de ses articles et de ses interprétations pour obtenir, réellement, plus de guichets physiques dans les administrations.
Pendant des années, la numérisation de la société s’est opérée à marche forcée et ces derniers mois, des autorités publiques sous pression ont fait beaucoup de promesses concernant les guichets. En fait, la campagne contre l’ordonnance peut être considérée comme un point de départ, une expérience citoyenne qui a posé des jalons idéologiques et organisationnels pour inverser la tendance. Désormais, en matière d’accueil humain dans les administrations, les discours doivent faire place aux actes. L’accessibilité des services essentiels doit être concrètement améliorée. Dans cette optique, chaque ouverture d’un nouveau guichet sera vécue comme une victoire. Par contre, au niveau du numérique, la fuite en avant doit cesser et la parole de chacun doit se libérer.
Ce mouvement de longue haleine puisera de nouvelles forces dans l’unification des tenants des critiques sociale, libérale et environnementale du numérique [35] et dans les franges de la population pour lesquelles le contact humain avec les services d’intérêt général est indispensable.
Il devra également préciser sa stratégie. Il s’agira de créer une dynamique de pression telle, qu’elle amènera à des situations de blocage, à des moments de tensions. Ces points critiques viseront à provoquer des points de bascule, où il sera préférable pour les autorités de changer, de modifier leur positionnement.
2. Pistes générales
Suite à l’expérience acquise dans le cadre du mouvement particulier contre l’ordonnance Bruxelles numérique, deux perspectives générales s’ouvrent aux associations.
Le secteur associatif doit chercher à réembraser, réenflammer l’éducation populaire. Il doit faire en sorte que les citoyens (re)découvrent leur force collective, apprennent les uns des autres (travailleurs sociaux et membres de leurs publics sur un pied d’égalité) à s’engager socialement, à défendre ensemble leurs intérêts.
Les programmes des partis ne sont pas des produits que les citoyens sont réduits à consommer. La démocratie ne se résume pas à aller voter tous les quatre ou cinq ans, à se retrouver seul, isolé dans l’isoloir. Il faut affronter les périodes électorales collectivement et faire vivre la démocratie au quotidien.
Aussi, les associations bruxelloises doivent se percevoir comme des acteurs de changement social. Sauf à s’épuiser, elles ne doivent pas se limiter à aider leurs publics dans un cadre défini par d’autres. Elles doivent participer –directement et en exerçant une pression continue et croissante sur les autorités– à la transformation du contexte économique et social au sein duquel la population évolue. C’est cela « faire de la politique » au sens noble du terme, c’est-à-dire s’impliquer dans les affaires de la cité.