Un article du Journal de l’alpha 220 : Émancipation.
Quand j’ai lu ta proposition [1], tout de suite je me suis dit : Oui, je fais un métier qui m’émancipe.
Les situations et les gens que j’ai rencontrés dans mon travail ont fait que j’ai été obligée – avec plaisir ! – de me dépasser. Je me suis retrouvée face à des situations que je ne connaissais pas et je me suis dit : Il faut que j’agisse.
Donc, pour commencer, j’étais institutrice de formation. Comme instit, je lisais des histoires aux enfants et je créais des activités en rapport avec l’écriture. Je n’avais pas rêvé d’être enseignante. Je n’ai d’ailleurs pas fait long feu dans l’enseignement car je ne pouvais pas me servir de ma créativité… Je me sentais contrainte dans le milieu scolaire.
Ensuite, quand je suis arrivée au Collectif Alpha, pour moi, c’était normal de mettre les gens en écriture mais les participants m’ont dit : Je ne suis rien, je n’ai rien à dire, je n’ai rien à écrire.
Entendre ces propos m’a été insupportable. Je me suis dit : Karyne, il faut trouver des chemins. Ce n’est pas possible que des êtres humains pensent ça d’eux-mêmes.
Je suis alors allée suivre une formation atelier d’écriture avec Odette et Michel Neumayer qui s’intitulait Écrire avec des adultes. J’ai pensé : C’est exactement ce qu’il me faut.
Lors de cette formation, j’ai vécu des choses incroyables par rapport à moi-même parce que je me suis rendu compte que l’atelier d’écriture permettait de rendre la pensée concrète et donc de mettre la pensée au travail. Je viens plutôt d’un milieu d’artisans et, avec l’atelier d’écriture qui mettait l’écriture et la pensée dans le faire, je trouvais enfin le fil qui relie cet aspect artisan et créatif avec un travail intellectuel. Je ne suis pas sure que je me serais lancée seule dans l’animation d’ateliers d’écriture mais à deux, avec ma collègue Véronique Thomas qui avait participé avec moi à la formation, on a osé. À l’époque, c’était vraiment oser ! À la fin du premier atelier, les participants étaient fâchés… parce qu’on n’avait jamais fait ça avant. Ça a été un moment extraordinaire ! Ils en redemandaient ! On a continué à travailler comme ça ensemble, Véronique et moi, pendant tout un temps. L’atelier d’écriture est devenu le centre de l’apprentissage. Tout le reste se faisait à partir de ce qui s’était passé à l’atelier. C’était il y a plus de 30 ans [2]. Depuis, je n’ai jamais arrêté d’inventer et de créer des ateliers d’écriture.
Ensuite, des formateurs se sont intéressés à notre pratique, d’abord nos collègues, puis des formateurs d’autres associations. Pour Véronique et moi, c’était très clair : s’ils venaient à l’atelier, ce n’était pas pour voir comment ça se passait mais pour expérimenter les ateliers avec nous. Ces gens nous ont ensuite demandé des formations. On a commencé par une journée d’information et on a fini avec cinq jours de formation de formateurs.
Donner ces formations m’a permis de passer de l’expérimentation et de la réflexion avec les apprenants à la conceptualisation de pratiques. Ensuite, les personnes qui venaient en formation nous ont demandé s’il y avait des écrits. À ce moment-là, il y avait les plaquettes du GFEN (Groupe français d’éducation nouvelle) mais les gens insistaient : Il n’y a rien pour l’alpha ?
- Écrire & Devenir créateur. Pratique d’écriture en formation d’adultes
- Par Karyne
Wattiaux ,
Collectif Alpha / Lire et Écrire Bruxelles, 1992.
Je me suis dit : Il faut que j’écrive un livre.
Mais en même temps, je me disais : De quel droit, je vais écrire quelque chose ? Il y a des gens bien plus expérimentés qui m’ont nourrie et qui ont déjà écrit là-dessus. De quel droit, moi, la nouvelle qui essaie des trucs en alpha peut penser qu’elle a quelque chose à écrire ?
Ça a été terrible l’écriture de ce livre [3], mais aussi extrêmement formateur. Ça a été vraiment une traversée… Je me souviens que, quand j’écrivais, c’était tellement fort qu’après j’allais nager. Si d’autres ne me l’avaient pas demandé, jamais ce livre n’aurait existé.
La formation avec Odette et Michel, la rencontre avec le GFEN, le GBEN (Groupe belge d’éducation nouvelle), m’être mise dans les pas de ces gens-là, avoir réfléchi avec eux, tout ça m’a permis de structurer ma pensée et une méthodologie. J’ai pu mettre des mots sur mes valeurs, sur ce qui me poussait à faire ce métier-là : « Faire que tout être humain se reconnaisse capable de questionner, de réfléchir, de créer. » C’est devenu ma colonne vertébrale, une colonne vertébrale méthodologique et philosophique à partir de laquelle je n’ai jamais cessé de travailler.
C’était une époque où, au Collectif Alpha, un lien puissant reliait les participants, les formateurs et les coordinateurs. On était sur un combat commun, celui de la reconnaissance du droit de lire et d’écrire. On manifestait ensemble pour une même cause qui nous touchait tous humainement. On travaillait aussi ensemble sur d’autres objets que l’apprentissage : peindre les murs, nettoyer les locaux, faire à manger… le vendredi après-midi et pendant les vacances. Je pense qu’il y avait quelque chose d’émancipateur là aussi, le fait de devoir faire ensemble, apprenants et formateurs. On se connaissait entre humains, tout en sachant qu’on avait des activités et des responsabilités différentes à d’autres moments.
Mais revenons aux ateliers d’écriture. À un moment donné, des gens qui vivaient des ateliers au Collectif et d’autres qui en vivaient dans les formations de formateurs m’ont demandé : Est-ce qu’il y a à Bruxelles un endroit où on peut vivre des ateliers d’écriture mais en dehors du cadre de formation ?
Je me souviens m’être dit : Je ne vais pas commencer à m’occuper de ça !
Mais en même temps, ça m’a titillé, ça a tourné dans ma tête et j’ai pensé : Comme des lettrés et des illettrés ont la même demande, il faut les mettre ensemble. Et s’il y a des lettrés et des illettrés, il faut aussi des écrivains. Ma place à moi sera celle du pédagogue.
Face à ce nouveau défi, j’avais, comme pour le livre, envie de crier au secours !
: qui étais-je en effet pour aller rencontrer des écrivains ?
J’ai parlé de ce projet à un collègue, Vincent Hacken, ce qui m’a permis de développer ce que je voulais faire. J’ai écrit deux pages de présentation et j’ai sélectionné 15 écrivains à contacter. Je me suis demandé s’il fallait que je commence par lire ce que ces gens avaient écrit. Mais ensuite je me suis dit : Non, parce que ce sont d’abord des humains que je veux rencontrer.
Je me souviens : avant d’oser téléphoner, j’ouvrais la fenêtre et je buvais un verre d’eau. J’ai fait ça 15 fois. Il y avait la peur de les rencontrer mais aussi la peur de ne pas bien choisir. Alors Joëlle Dugailly, une collègue elle aussi, m’a accompagnée. On a rencontré 13 écrivains mais on ne devait en retenir que 3. Je leur avais dit que le choix serait guidé par l’envie de porter cette aventure ensemble mais que ça ne dirait rien de qui ils étaient. Et qu’avant de tenter l’aventure, je leur demandais de venir vivre un atelier d’écriture dans mon groupe, avec des gens qui apprenaient à lire et à écrire. Je me souviens que Philippe Blasband nous a dit : Si je viens, ce n’est pas pour qu’ils sachent nager la brasse mais le papillon.
Chantal Myttenaere, elle, a dit : Il faut le faire, je n’ai jamais fait ça mais je suis partante.
Eugène Savistskaya, lui, est resté très silencieux mais, tout à la fin, il a dit : Je veux le faire.
C’était des mondes qui allaient se rencontrer.
On était tous dans le risque et dans l’audace. Au moment même, je le vivais avec un sentiment de risque. Aujourd’hui, je vois surtout l’audace. C’était une première pour tout le monde. Une première pour ces écrivains qui n’avaient jamais animé d’atelier d’écriture, une première pour moi de mélanger les publics et de travailler en duo avec des écrivains, donc de les laisser être dans leur monde tout en construisant ensemble les ateliers. C’était aussi une première pour moi de coordonner un projet. Je me souviens très bien du premier atelier. J’étais à côté d’Eugène et je le sentais qui descendait dans la cave. Pour lui, c’était tellement énorme que c’était difficile d’être là. Il avait choisi un texte de Michaux, qu’il avait commencé par présenter, et il avait dit que Michaux regardait ses veines pour sentir le sang passer et regardait des pommes. Tu imagines les personnes illettrées qui entendent ça… Puis, il avait lu un texte magnifique de Michaux. C’était des personnages très différents, à la Michaux quoi ! À un moment, je me suis dit : Il faut que je l’arrête et qu’on donne une consigne parce que là, ça ne va pas du tout.
Je sentais Eugène qui s’accrochait à son texte, je sentais les participants qui décrochaient. Je suis alors intervenue avec cette consigne : Pendant la lecture, chacun met un repère sur le papier pour pouvoir se souvenir des personnages avec lesquels il est en lien.
Après l’atelier, Eugène et moi avons discuté et je l’entends encore me dire : Ça c’est la voie.
Cette première expérience avec des écrivains a été une aventure ! À la fin, on s’est posé la question : Comment est-ce qu’on peut partager ce qu’on a vécu, le rendre vivant hors de l’atelier ?
C’est ainsi qu’on a organisé une grande journée d’ateliers d’écriture au Collectif Alpha. Nous voulions permettre à tous ceux qui nous soutenaient d’expérimenter concrètement les ateliers d’écriture tels que nous les proposions. Alain de Wasseige du ministère de la Culture de la Communauté française, les Lettres belges, qui m’avaient donné une liste d’écrivains belges, et bien d’autres sont venus écrire avec nous.
Ensuite, quand on a fait l’évaluation, les participants nous ont dit qu’ils voulaient que ça continue. Et donc on a continué plusieurs années de suite mais, à chaque fin de projet, on reposait la question : Si on continue, c’est pour quoi faire ?
Les participants avaient un temps de travail pour y réfléchir et nous, les écrivains et moi, aussi. Puis, on se retrouvait tous et, à partir de ce que les uns et les autres proposaient, on tissait le projet de l’année suivante.
J’ai aussi dû apprendre à rentrer des projets pour trouver des financements et à écrire des rapports pour les justifier. Mais je ne les faisais pas toute seule : tout le monde participait aux rapports d’évaluation. Ça nous mettait tous en analyse réflexive. De par la richesse des différents points de vue, c’était extrêmement formateur pour tout le monde : écrivains, illettrés, lettrés et moi.
Une année, en recherchant des financements, je me suis retrouvée sans le savoir, via une amie de Chantal Myttenaere, face à Rangoni, l’attaché de cabinet de Picqué, qui était alors le ministre de la Culture. Ce dernier s’est montré très intéressé mais il m’a dit que, si on voulait être financés, il fallait qu’on élargisse le projet sur toute la Communauté française car, jusque-là, on était resté sur Saint-Gilles. Tu crois que ça m’a arrêtée ? Non… pas du tout ! Parce que je défendais quelque chose qui était bien plus large que moi. J’étais là pour une quinzaine de personnes qui voulaient réaliser un projet. J’ai répondu à Rangoni : D’accord mais si je peux choisir les gens avec qui je vais travailler.
C’est comme ça qu’on a élargi le projet en s’associant avec le Miroir vagabond à Marche, un groupe de l’Adeppi au quartier des femmes de la prison de Namur et un groupe d’une maison de jeunes à Liège. En même temps, on continuait à Saint-Gilles. Pour permettre cet élargissement, deux nouveaux écrivains nous ont rejoints, Veronika Mabardi et Nicolas Ancion. Et aussi un peintre, Daniel Seret, et deux pédagogues, Christine Mahy du Miroir Vagabond et mon collègue Vincent Hacken. On créait et animait les ateliers en duo, pédagogue et écrivain, toujours avec l’idée de tisser des liens entre les artistes et les participants. Dans les ateliers, il y avait de la confrontation au sens positif, être en dialogue avec l’autre. On travaillait ensemble, on était dans le faire ensemble, et donc on était dans un rapport avec…
Finalement, ce projet d’ateliers mixtes avec des écrivains a duré cinq ans et s’est terminé en 1997 avec la publication d’Histoires d’A, un recueil de nouvelles autour de l’Atomium. Publier, c’était une manière de partager ce qu’on avait fait. Il fallait donc trouver un éditeur. C’est là que Nicolas Ancion m’a mise en contact avec Luc Pire. Le fait d’éditer [4] nous a obligés à aller jusqu’au bout du travail. Et donc, on a travaillé énormément la relance de texte. Tout le monde faisait de la relance sur les textes de tout le monde. Ça voulait dire faire des propositions pour pousser l’auteur plus loin, en respectant son texte car c’était hors de question d’écrire un autre texte. Au bout du compte, tout le monde devait être content du texte de chacun [5]. À la sortie du livre, nous avons organisé un évènement dans la dernière boule de l’Atomium. C’était l’idée que, si on sort un bouquin, on ne va pas le sortir entre nous, il faut qu’il sorte pour de vrai. C’est ça qui va donner de la reconnaissance à ceux qui l’ont produit, et donc de la qualité à ce qui a été produit. Ça nous renvoie tous à c’est donc que je suis capable
. C’est important de célébrer dans un lieu public, en invitant largement. Ce jour-là, le bourgmestre de Bruxelles, Freddy Thielemans, Luc Pire, qui avait accepté d’éditer, et des gens extérieurs étaient présents…
À côté des défis issus de situations, de contextes, de demandes qui ont cousu la trame de mes audaces, la rencontre avec les publics a été un autre fil rouge. Deux expériences marquantes, que j’ai vécues autour de ces mêmes années, me reviennent en mémoire.
Une des deux expériences [6], c’était suite à une demande de Bruxelles-Propreté qui cherchait quelqu’un pour donner 36 heures de formation à des éboueurs qui avaient des problèmes de lecture-écriture. Au Collectif, on devait savoir que je disais oui à l’aventure, et donc que j’accepterais. Mais là, quand j’ai reçu la demande, dans un premier temps, j’ai réservé ma réponse et j’ai dit : Je ne dis pas oui sans avoir d’abord rencontré les ressources humaines, d’autres membres du personnel et des éboueurs…
Je me disais : Je ne peux pas aller animer une formation avec la pensée que les hommes qui sont en face de moi font ce métier parce qu’ils n’ont rien pu faire d’autre
– c’est ce qu’on m’avait dit quand j’étais jeune. Il fallait que je vérifie quelque chose. Ainsi, j’ai appris que, dans cette entreprise, on commence en tant qu’éboueur mais on peut y faire son chemin, on peut devenir chauffeur, brigadier… que c’est une entreprise où on peut être en formation continuée. Ça me donnait une autre image du métier. Et puis, deux matins, à l’aube, j’ai accompagné des éboueurs et j’ai été très touchée par ces gars qui m’ont dit : Vous savez, des études sur nous, il y en a plein mais jamais personne n’est monté dans le camion-poubelle. Vous êtes la première. Là, vous voyez la réalité et vous pourrez en parler autour de vous.
Au moment de la pause de midi, ils se sont arrêtés près d’un parc, un gars a déposé une tartine sur le capot du camion et ils ont fait
chuttt !
. Et un écureuil est venu manger la tartine. Tous les jours, ils s’arrêtaient là… et tous les jours ils donnaient une tartine à l’écureuil. C’est tout ça qui a fait que j’ai finalement accepté. Mais j’ai dit aussi : Je ne leur apprendrai pas à lire et écrire. En 36 heures, ce n’est pas possible. Par contre, il y plein de choses à faire sur ce qu’est Bruxelles, sur les déchets, sur leurs rapports avec les habitants, sur la question du sida
– les gars avaient très peur du sida à l’époque… Cette formation, c’était rude car je travaillais avec un groupe d’hommes qui faisaient corps. Quand je donnais une consigne, c’était l’ensemble du groupe qui réagissait. J’étais la seule intervenante extérieure, la seule femme. Au début, ils me testaient. Travailler avec eux m’a appris à être là, vraiment là, à la fois avec mes convictions philosophiques et en cohérence avec elles.
Je pourrais aussi parler des personnes qui venaient en formation au Collectif Alpha. Beaucoup d’entre elles avaient des vies incroyables. Cette femme, venant d’Italie et arrivant à la gare du Midi avec ses trois enfants, qui avait attendu en vain un mari qui n’est jamais arrivé. Une autre que j’ai trouvée en pleurs dans l’escalier au Collectif. C’était au moment de la guerre en Irak. Un gars qui, dans sa vie, avait toujours bourlingué. Son histoire était impressionnante ! Lui, et d’autres, me disaient : Karyne, c’est pas grave, hein ! Tu voyages avec nous !
Aussi une grand-mère venue s’inscrire au Collectif parce qu’elle ne voulait pas une deuxième fois cacher – d’abord à ses enfants, puis à ses petits-enfants – qu’elle ne savait pas lire et écrire. Un père qui, après avoir écrit une première lettre à son fils, m’a demandé : Comment je vais signer ?
Le courage de ces gens… C’est un métier où on se confronte à l’humain, où on rencontre l’humanité. Pour moi, c’est absolument magnifique !
C’est à cette époque que je me suis inscrite à la FOPA pour faire une licence en politique et pratique de formation. J’avais besoin d’aller chercher du savoir pour comprendre, pour avoir un point de vue sur tout ce qui se passait et me questionner, savoir si c’était bien ce qu’il fallait faire. Cette reprise d’études a été très formatrice pour moi et j’ai fait mon mémoire sur ces ateliers mêlant lettrés, illettrés et écrivains. Ça m’a permis d’interviewer les uns et les autres sur ce qu’ils vivaient, ce qu’ils apprenaient, ce qui permettait les apprentissages… [7]
Après Histoires d’A, on a fait un projet rien que sur Saint-Gilles, avec uniquement des Saint-Gillois, y compris les écrivains, Laurence Vielle et Vincent Margane, pour que les gens aient aussi l’occasion de se croiser dans la vie quotidienne – tout le monde faisait son marché au même endroit. Un super projet ! Malheureusement, les pancartes réalisées et ensuite placées dans l’espace public – reprenant des phrases des textes produits en atelier – n’étaient pas très belles, selon l’avis même des participants. C’est comme ça qu’on en est arrivés à associer atelier d’écriture et arts plastiques, et que j’ai rencontré Mariska Forrest qui avait créé un CEC (centre d’expression et de créativité) à Saint-Gilles, Les Ateliers de la Banane. Pour elle aussi, travailler avec des écrivains, c’était un risque incroyable. Je pense que c’est ça qui nous reliait tous : cette question de risque et d’audace dont j’ai déjà parlé. Avec ce projet, qui s’appelait Cartographie de quartier, on s’est embarqué dans une nouvelle aventure. On se trouvait tous dans une nouvelle situation où il fallait oser : ce n’est pas parce que tu es lettré que, pour toi, c’est facile de dessiner…
Puis il y a eu un creux : on était à court d’idée, on ne savait plus quoi inventer. En faisant le point ensemble, les participants ont demandé de sortir de Saint-Gilles, et même de Bruxelles. On s’est ainsi retrouvés quelques jours dans les Ardennes, à Engreux. On y a produit énormément. Et quand on est rentrés à Bruxelles avec toute cette matière, il fallait faire un tri. J’entends encore très bien Mariska alors donner une consigne : Si vous deviez choisir un début de quelque chose dans tout ce que vous avez écrit ou peint à Engreux, un début de livre, quelles seraient les trois premières phrases ?
Et je me souviens m’être dit : Mais c’est d’un flou !
C’est à ce moment qu’une demande de produire quelque chose d’individuel a émergé. Et c’est comme ça qu’on a réalisé une collection de livres, de format carré, Entre Mots [8], est née.
Je ne vais pas décrire ce projet mais il y a quand même deux choses que je voudrais raconter. La première c’est quand, à la sortie des livres, une télévision française est venue nous interviewer. Quand le journaliste a demandé qui veut être interviewé ?
, Mimount s’est levée : Moi !
Il faut savoir que, jusque-là, Mimount avait toujours refusé d’être photographiée ou filmée [9]. Sur ce, les autres ont réagi : Mais Mimount, on va te voir, hein !
Oui, je sais…
L’autre chose, c’est quand, toujours à l’occasion de la sortie des bouquins, on a organisé une séance de dédicaces à la Communauté française. Il y avait justement une grande exposition et il y avait un monde fou dans le bâtiment. Et, dans tout ce monde, il y avait des illettrés qui signaient. Parmi eux, il y en avait qui ne savaient pas qu’on dédicace d’habitude à la première page. Il y aurait plein d’anecdotes de ce genre – toutes des anecdotes importantes ! – à raconter… Ce sont des aventures à rebondissements qui nous ont tous construits.
Encore aujourd’hui, je me demande comment je coordonnais tous ces projets. Ce qui me portait, c’était de permettre à tous ces gens de se rencontrer et travailler ensemble. Odette et Michel disaient faire de l’écriture un bien partagé
[10]. Eh bien, c’était ça les ateliers. C’était bien sûr acquérir de l’expérience par rapport à des médias artistiques – écriture et arts plastiques – mais aussi apprendre à construire ensemble. Et donc, si je te raconte en quoi et comment ces projets m’ont émancipée, en fait ce n’est pas moi seulement qu’ils ont émancipée. C’était tout le monde : les participants, les écrivains, la plasticienne… On a tellement osé de choses. Quand on nous faisait une proposition, on ne disait jamais non, sauf si on n’était pas tous d’accord ou si ce n’était pas éthiquement correct… Mais ce n’est jamais arrivé.
C’est une chance dingue aussi que le Collectif m’ait laissé faire. C’est Anne Loontjens [11] qui m’a dit un jour : Écoute, tu faisais des propositions 20 ans à l’avance. On ne comprenait pas toujours ce que tu voulais faire mais on voyait que quelque chose se passait.
À un moment, j’ai quitté le Collectif Alpha et je suis partie au CESEP… avant de revenir en alpha, à Lire et Écrire Bruxelles comme conseillère pédagogique. À mon retour, après un long congé de maladie, il était essentiel pour moi de refaire un projet, d’expérimenter de nouvelles choses. Parce que ces expériences me nourrissent et que ce sont elles qui font que je vais réfléchir avec d’autres, lire et théoriser. C’est devenu un besoin vital. Avec le nouveau projet, qui s’appelait Il est comment ton Bruxelles ? – que je ne vais pas détailler ici [12] –, j’ai une fois de plus été placée face à un nouveau défi.
- C’est comment chez vous ? Ateliers d’écriture et d’arts plastiques en formation d’adultes
- Par Karyne
Wattiaux ,
Lire et Écrire Bruxelles, 2013.
Ce projet, je l’ai mené pendant deux ans avec Mariska et il me paraissait évident qu’il fallait le prolonger d’une année. Je me souviens avoir « vendu » cette prolongation à Lire et Écrire en disant à Anne-Chantal Denis, ma directrice : J’écrirai un livre.
Après, il a fallu l’écrire, ce livre. Ça s’est mieux passé que pour le premier mais, pour moi, ça restait une traversée [13].
Une autre aventure s’est ensuite présentée quand Françoise Randa, formatrice au Centre alpha d’Anderlecht, m’a appelée pour me demander d’accompagner son groupe qui avait le projet de réaliser un ou plusieurs livres artistiques [14]. Là aussi, j’ai pris des risques énormes car Mariska étant malade et ne me sentant absolument pas capable de mener ce projet seule avec Françoise, je devais absolument trouver quelqu’un pour le volet artistique. J’ai contacté le CLA (Collection de livres d’artistes)… et d’un coup, c’est tout l’univers des livres d’artistes, des albums… qui s’est ouvert à moi.
Au même moment, la Coordination des écoles de devoirs proposait une formation « albums jeunesse » animée par Anne Moinet – qui fait partie de l’association belge de gestion mentale, IF Belgique – et que je connaissais de nom. J’ai suivi cette formation dans l’idée qu’elle allait m’apporter de nouvelles réponses à la question que je me posais depuis toujours : comment on apprend ? La gestion mentale me paraissait particulièrement intéressante du fait que les gestes mentaux sont schématisés de telle manière qu’on peut les partager avec les apprenants. Puis j’ai enchainé avec d’autres modules dont un sur la compréhension à la lecture, avant d’expérimenter sur le terrain. Je suis ainsi allée neuf semaines dans un groupe de la Chôm’Hier pour construire avec les participants le « qu’est-ce que lire ? », en découvrant des albums jeunesse et en utilisant la méthodologie et les outils de la gestion mentale. Ça a tellement bien fonctionné que je voudrais poursuivre dans cette voie. Jusqu’ici, je n’en ai pas encore eu l’occasion parce que je me suis ensuite retrouvée dans la préparation du festival Arts & Alpha, une nouvelle expérience que j’ai abordée avec le même souci de mettre les gens ensemble, et de construire ensemble.
Je ne sais pas encore quelles seront les prochaines étapes mais ce qui est sûr c’est que je vais refaire des ateliers « albums jeunesse » et relier lecture et écriture par l’album, d’une manière ou d’une autre. Et puis, comme nous sommes plusieurs de Lire et Écrire à avoir suivi la formation à la gestion mentale, on est en train de créer un petit groupe informel d’échange de pratiques.
À travers toutes ces aventures, j’ai accumulé des expériences et des compétences. Je me suis souvent retrouvée dans une même situation : quelqu’un me fait une demande, je n’ose pas y répondre parce que je ne me sens pas tout à fait capable, je bosse, je me forme, je vais voir des gens… jusqu’au moment où, à l’intérieur de moi, je me dis : « Là, Karyne, tu peux y aller ! » Même si j’ai parfois un mouvement de recul, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de trouver les moyens de répondre aux demandes que je trouve sensées…
Pour revenir à ta demande de contribution à ce Journal de l’alpha… j’avais bien imaginé que mon métier m’avait appris beaucoup de choses. Quand j’ai lu ta proposition, je me suis dit : Quelle chance !
En m’engageant dans l’alpha, je savais bien que ce qui m’animait, c’était le droit pour tous de lire, d’écrire, de penser, de réfléchir… Ensuite, j’ai rencontré Odette et Michel Neumayer avec qui je partageais le même point de vue sur le positionnement de l’animateur, du formateur : c’est avec l’autre qu’on construit, sans pour autant oublier nos propres responsabilités – la responsabilité de mettre les gens en apprentissage, en situation de réussite, de construire le « je suis capable ». Ça m’a donné une colonne vertébrale. Comme instit, j’avais des didactiques mais je n’avais pas cette colonne, cette structure et cette rigueur pédagogique. Ces rencontres m’ont reliée à tout un mouvement, l’Éducation nouvelle, et m’ont mise en lien avec d’autres.
Je suis bien sûr curieuse de nature mais je peux te dire que les situations ou les demandes venant des participants m’ont poussée à passer des portes que je n’aurais jamais passées autrement. Ce sont eux qui me poussent à explorer le non-connu, à inventer de nouveaux chemins. Je trouve que c’est magnifique d’apprendre à lire et à écrire à des gens, mais pas seulement pour le fait de leur apprendre à lire et à écrire… aussi pour qu’ils comprennent, questionnent, imaginent, réfléchissent, agissent…
J’ai aussi eu la chance de me retrouver face à différents défis qui m’ont chaque fois permis de me dépasser. Après, c’est vrai que j’y mets de l’énergie – et aussi de la stratégie – pour y arriver. Le fait aussi de travailler en duo ou à plusieurs. Travailler avec des gens qui ne sont pas des pairs proches – mais des gens d’un autre monde – amène à construire un troisième territoire. Ce qu’on construit là ensemble, à 2, 4 ou 10, c’est quelque chose qu’il n’aurait pas été possible de faire seul. Le fait de croiser les territoires nous donne de l’audace et nous rassure aussi. On essaie ensemble et puis on analyse, on réfléchit et on prend des décisions. L’analyse réflexive est la base d’un travail commun et solidaire. Après, quand je me suis formée à la gestion mentale, que j’ai lu sur ce qui se passe dans le cerveau, je me suis rendu compte que, sans prise de conscience, il n’y a pas d’apprentissage.
Jusqu’à présent, j’ai toujours eu la chance de travailler dans un secteur qui était ouvert à l’imprévu et à la créativité. Des collègues ont eu des parcours un peu similaires au mien. Mais je ne sais pas si aujourd’hui, à cause du contexte, des contraintes institutionnelles, une association comme le Collectif Alpha aurait encore la possibilité de laisser quelqu’un consacrer une part de son temps à mener des projets qui ne sont pas directement subsidiables. C’est vrai aussi qu’à une époque, je travaillais 60 heures par semaine et que les écrivains, pour deux heures de préparation, n’étaient payés que pour une heure d’animation. Ça, on le savait, mais il reste qu’on était dans un contexte favorable. Heureusement, aujourd’hui encore, il y a des gens qui inventent des choses risquées et audacieuses, par exemple à Lire et Écrire La Louvière, au CEDAS et dans bien d’autres lieux. Souvent, ces projets sont peu connus mais, en allant au Printemps de l’alpha [15] ou au festival Arts & Alpha, on peut s’en rendre compte.
Pour terminer, je voudrais remercier toutes les personnes avec qui j’ai travaillé, les apprenants, écrivains, plasticiens, bibliothécaires, formateurs, formateurs de formateurs, intervenants extérieurs… C’est grâce à eux et à la diversité des expériences que nous avons vécues ensemble que je me suis émancipée de projet en projet.