Les recherches sur les inégalités numériques distinguent classiquement deux niveaux d’inégalités : la « fracture numérique du 1er degré » qui désigne les inégalités dans l’accès aux TIC et la « fracture numérique du second degré » qui appréhende les inégalités dans les usages, une fois la barrière de l’accès franchie [2] et qui sont, elles, liées à une inégale répartition des connaissances et des compétences parmi ceux qui sont déjà connectés. Nous nous centrerons, dans cette analyse, sur les premiers aspects. Si les inégalités concernant les usages ont été bien décrites [3], qu’en est-il actuellement de l’accès, de l’équipement des ménages et des individus en Belgique et plus particulièrement chez les personnes peu scolarisées voire en situation potentielle d’analphabétisme ? Peut-on dire que la « fracture numérique du 1er degré » a disparu ? Que nous apprennent les enquêtes quantitatives à ce propos ?
Un aperçu sous l’angle des enquêtes quantitatives sur les TIC
Précisons d’emblée que les technologies de l’information et de la communication concernent l’utilisation d’Internet mais aussi la télévision, l’ordinateur, les GSM et smartphones, les réseaux sociaux, les produits multimédias, les arts numériques, les services publics et commerciaux en ligne, les jeux en ligne, etc. Nous retiendrons principalement les indicateurs statistiques relatifs à la diffusion et à l’utilisation d’Internet, car s’il y a quelques années encore, l’informatique était le pivot des TIC ; Internet en était une des applications […]. [Aujourd’hui,] c’est Internet qui est devenu le pivot des TIC. L’informatique, le multimédia, la téléphonie mobile, l’imagerie numérique gravitent autour d’Internet [4].
De grandes enquêtes quantitatives fournissent des données sur l’accès aux TIC et sur leurs utilisations. La principale source de données provient de l’enquête TIC auprès des ménages et des individus, réalisée par Statbel [5] et coordonnée par Eurostat [6], qui publie les résultats des enquêtes annuelles réalisées par chaque État membre de l’Union Européenne. Le but de la collecte de données auprès des ménages et des individus est d’établir des statistiques comparables au niveau international ainsi que des indicateurs nationaux relatifs à la « fracture numérique ». Les informations sur l’équipement en matière de TIC (connexion à Internet, par exemple) sont recueillies au niveau des ménages, tandis que les statistiques sur l’utilisation des TIC (Internet essentiellement) sont collectées auprès des individus. Une autre source disponible intéressante est le Baromètre 2019 de la maturité numérique des citoyens wallons, réalisé par l’agence du numérique Digital Wallonia [7]. Les tranches d’âges prises en compte sont quelque peu différentes selon les enquêtes. Alors que l’enquête spécifique wallonne se base sur les citoyens wallons âgés de 15 ans et plus ; l’enquête TIC auprès des individus et des ménages recueille ses données auprès de la population belge âgée de 16 à 74 ans et prend ainsi en compte les trois régions (wallonne, bruxelloise et flamande).
Si les enquêtes effectuées ne donnent pas d’estimation sur l’accès aux TIC par les personnes en difficulté de lecture et d’écriture [8], elles renseignent cependant sur cet accès selon le niveau d’instruction. L’enquête TIC auprès des individus distingue trois niveaux qui correspondent au diplôme atteint le plus élevé :
- Le niveau d’instruction faible : diplômés au maximum du secondaire inférieur
- Le niveau d’instruction moyen : diplômés du cycle secondaire supérieur, y compris les diplômes post-secondaires qui ne relèvent pas de l’enseignement supérieur
- Le niveau d’instruction élevé : diplômés de l’enseignement supérieur, de type court ou de type long
Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement aux données de la population ayant un niveau d’instruction faible, ce dernier étant celui qui se rapproche le plus de la population potentiellement analphabète [9]. Nous complèterons ces analyses par les données wallonnes, qui ont le mérite de donner quelques indications concernant l’accès aux TIC par les personnes diplômées au maximum du certificat d’études de base.
Quelle évolution de l’accès aux TIC ?
L’accès aux TIC renvoie aux aspects matériels, à l’équipement des ménages et des individus en la matière. La « fracture numérique du 1er degré » est appréhendée classiquement au travers d’indicateurs tels que le taux de connexion à Internet au sein des ménages et son taux de non-utilisation (plus précisément, le taux de personnes n’ayant jamais utilisé Internet), qui, lui, est relevé au niveau individuel.
Du taux d’équipement des ménages…
En Belgique, la diffusion d’Internet dans les ménages a été croissante au cours des huit dernières années. 64 % des ménages [10] disposaient d’une connexion Internet à leur domicile en 2010. En 2018, ce pourcentage s’élève à 87 %. L’accès à Internet chez soi est relativement similaire entre les trois Régions (88 % à Bruxelles, 89 % en Flandre et 84 % en Wallonie). Par ailleurs, la composition du ménage semble exercer une influence sur son équipement. Ainsi, la proportion de familles avec enfants est plus élevée à disposer d’une connexion à Internet (97 %) que la proportion de couples sans enfants ou de personnes seules (84 %).
Il s’avère également que le niveau d’études atteint par le chef de ménage fait varier sensiblement le taux de connexion à Internet. Selon le baromètre 2019 de la maturité numérique des citoyens wallons [11], les chefs de ménage titulaires d’un diplôme universitaire sont proportionnellement plus nombreux (96 %) à avoir connecté leur domicile à Internet que ceux titulaires d’un diplôme de fin d’études primaire ou sans diplôme (76 %). Néanmoins, il faut souligner que ces taux de connexion du domicile des moins diplômés progresse significativement : il a plus que doublé entre 2006 et 2019 (passent de 29 % à 76 %). Nous ne pouvons confirmer une telle évolution au niveau national ou dans les autres régions, l’enquête TIC auprès des ménages et individus ne traitant pas de données similaires [12].
… Au taux d’utilisation
Si l’analyse des données statistiques ci-dessus met en évidence une évolution significative de la connexion à Internet et dévoile que tous les ménages n’y ont cependant pas accès ; qu’en est-il au niveau des individus ? L’expansion concerne particulièrement les personnes disposant d’un niveau d’instruction faible : entre 2010 et 2018, on passe de 62 % à 78 % (soit +16 %) sans pour autant que celles-ci rattrapent le taux d’utilisation des personnes ayant un niveau d’instruction plus élevé.
- Graphique 1 : Évolution du taux d’utilisation d’Internet des 16-74 ans selon le niveau d’instruction
- Source : Enquête TIC auprès des individus, Statbel, 2010-2018
De plus, l’étude d’Iria Galván [13] sur l’accès et les usages des TIC auprès de personnes en difficulté de lecture et d’écriture en formation d’alphabétisation à Bruxelles montre que 81 % des apprenants interviewés déclarent avoir désormais une connexion Internet.
Quels sont les dispositifs d’accès ?
Si, comme le montre l’enquête belge, les personnes peu scolarisées se connectent et utilisent de plus en plus Internet, quels dispositifs d’accès emploient-elles ? Sur base des données de l’enquête TIC auprès des individus, nous constatons que le GSM ou smartphone (72 %) est de loin le moyen privilégié, suivi par l’ordinateur portable (55 %). Les chiffres mettent en évidence également que de nombreux utilisateurs cumulent plusieurs appareils leur permettant d’accéder à Internet (voir tableau 1). Si l’on compare les données avec les personnes disposant d’un niveau d’instruction plus élevé, c’est au niveau de la possession d’un ordinateur fixe ou portable que les différences sont les plus marquantes.
2018 | Belgique | Niveau d’instruction faible | Niveau d’instruction moyen | Niveau d’instruction élevé |
---|---|---|---|---|
Un ordinateur fixe | 45 % | 34 % | 42 % | 55 % |
Un ordinateur portable | 67 % | 55 % | 64 % | 79 % |
Un GSM ou un smartphone | 82 % | 72 % | 82 % | 87 % |
Une tablette ou phablette | 44 % | 35 % | 43 % | 51 % |
Une télévision connectée à Internet | 16 % | 11 % | 16 % | 20 % |
Autres appareils mobiles | 7 % | 4 % | 8 % | 9 % |
Source : Enquête TIC auprès des individus, 2018, Statbel |
L’étude d’Iria Galván [14] montre que 46 % des apprenants interrogés disposent d’un ordinateur (fixe ou portable), une proportion encore moindre au regard des taux évoqués ci-dessus. L’autrice met en exergue également que les appareils plus tactiles comme la tablette sont privilégiés [15] et confirme que le smartphone s’est largement diffusé au sein de cette population [16]. Elle souligne que ces données font écho aux conclusions de la sociologue française Dominique Pasquier qui constate que les classes populaires préfèrent les outils sans clavier et sans souris, donc les smartphones et les tablettes, pour se connecter à Internet
[17], étant donné qu’ils nécessitent un moindre recours à l’écrit. Les équipements privilégiés pour accéder à Internet semblent donc se différencier selon le niveau d’instruction envisagé. Ces différences observées renvoient-elles, in fine, à des inégalités ? Peuvent-elles être source d’exclusion et impacter la vie des personnes peu scolarisées ? Il y a bel et bien un risque car, comme le défend Périne Brotcorne : Dans un premier temps, il convient de souligner que le développement spectaculaire de l’accès à Internet ces dernières années est en partie lié à la progression de l’accès mobile via les tablettes et smartphones. Or, les pratiques numériques diffèrent significativement en fonction des technologies utilisées et l’ordinateur reste essentiel pour les usages prescrits par l’institution scolaire et/ou dans le cadre professionnel.
[18]
Qui sont les non-internautes ?
13 % des ménages belges ne disposent pas de connexion Internet chez eux. Parmi ceux-ci, 2 % ont accédé à Internet dans le passé mais ont finalement décroché et jeté l’éponge. Pour quelles raisons ? Les données de l’enquête belge ne nous permettent pas d’y répondre. Toutefois, ces « ex-internautes », dénommés les « abandonnistes » ont été étudiés au travers de l’enquête française Capacity. Il apparait, selon les résultats, que pour ces personnes, le cout, la peur du manque de confidentialité des données en soient les freins caractéristiques principaux [19].
On recense au niveau belge 10 % des personnes n’ayant jamais utilisé Internet. Si 78 % des personnes belges détentrices tout au plus d’un diplôme d’enseignement secondaire inférieur l’utilisent, il subsiste que 22 % ne l’ont jamais utilisé ; ce qui n’est pas anodin. Le graphique ci-dessous montre clairement que les personnes disposant d’un faible niveau d’instruction sont, même si le nombre d’utilisateurs augmente, défavorisées. De surcroit, on observe que c’est dans cette catégorie que les disparités de genre sont les plus fortes ; alors qu’elles sont faibles au sein des autres niveaux de diplômes. 26 % des femmes peu scolarisées ne se sont jamais servies d’Internet contre 17 % des hommes relevant du même niveau d’instruction.
- Graphique 2 : Proportion des non-utilisateurs d’Internet selon le niveau d’instruction et le sexe
- Source : Enquête TIC auprès des individus, Statbel, 2018
La fracture numérique du 1er degré demeure aussi en étroite corrélation avec la situation des personnes au regard de l’emploi et de l’âge. L’âge s’avère être en effet un facteur discriminant. 45 % des personnes n’utilisant pas Internet, tous niveaux d’instruction confondus [20], ont 55 ans ou plus [21]. L’analyse des variables socioéconomiques laisse également entrevoir que 24 % des non-utilisateurs d’Internet, tous niveaux d’instruction confondus, sont en situation d’inactivité, 8 % sans emploi contre 2 % de salariés et 3 % d’indépendants.
Les personnes n’apparaissent donc pas égales devant l’accès aux technologies de l’information et de la communication. La prise en compte de ces facteurs discriminants permet donc d’identifier des « groupes à risque » d’exclusion : les personnes âgées, les personnes peu diplômées parmi lesquelles particulièrement les femmes, les personnes en situation d’inactivité [22] (au foyer, en incapacité de travail, en maladie de longue durée où à la retraite). Les personnes peuvent évidemment être amenées à cumuler plusieurs de ces facteurs. Les inégalités d’accès aux TIC renvoient donc avant tout aux inégalités sociales préexistantes dans la société [23].
Il importe toutefois de nuancer. Toute disparité statistique observée dans l’accès ne renvoie pas, de facto, à des inégalités. Comme le soulignent Gérard Valenduc et Périne Brotcorne [24], pour qu’il y ait un caractère inégalitaire, ces disparités doivent engendrer des mécanismes de discrimination ou d’exclusion dans les domaines de la vie sociale (l’emploi, la formation, la culture, la participation citoyenne, etc.) et ne pas renvoyer simplement à une diversité de comportements. Les écarts observés sont donc sources d’inégalités potentielles.
Pour quelles raisons les personnes ne se connectent pas à Internet ?
Penchons-nous un instant sur les motifs évoqués pour expliquer une non-utilisation d’Internet. L’enquête TIC 2017 auprès des individus [25] (Eurostat) nous fournit des informations sur ce point.
Plus de la moitié (53 %) des personnes peu scolarisées déclarent ne pas utiliser Internet par manque de compétences alors que ce motif est invoqué par seulement 39 % des personnes disposant d’un niveau d’instruction élevé. Une proportion importante (41 %) ne juge pas utile d’en disposer, principalement les personnes plus âgées (45 ans et plus).
Si cet élément semble plus important que l’obstacle financier (25 % en moyenne, incluant le cout du matériel et le cout des frais de connexion), force est de constater que le cout reste un frein important pour certaines catégories d’âge [26] (43 % des 16-24 ans, 47 % des 25-34 ans et 50 % des 35-44 ans). Ces résultats montrent aussi des points d’attention : la capacité financière d’accès à la technologie ne se réduit pas au simple achat d’un dispositif d’accès tel que le smartphone ou un ordinateur. Il faut également prendre en compte les frais de connexion. L’achat de logiciels et le cout lié à la maintenance [27] peuvent aussi représenter un investissement financier non négligeable.
On perçoit toute l’importance de relier les données statistiques au contexte de vie dans lequel des personnes s’insèrent. Et d’appréhender le phénomène de « fracture numérique » par son incidence sur les personnes. Une personne âgée qui n’a pas accès à Internet car elle juge non nécessaire de l’utiliser et qui dispose d’un bon réseau de relations n’est pas « victime » de la fracture numérique. Par contre, un jeune qui n’a pas accès à Internet en raison de son cout s’expose à des risques de marginalisation et d’exclusion car le marché de l’emploi et de la formation nécessite, dans de nombreux cas, l’accès et la maitrise de cet outil.
Comme le souligne Perrine Brotcorne, ce ne sont donc pas les variations dans l’accès et les usages qui révèlent les phénomènes d’inégalités numériques, mais leur incidence sur la capacité des personnes à tirer profit des possibilités offertes par les technologies pour mener leurs propres projets et renforcer leur participation à la société. [28]
Les inégalités d’accès aux TIC sont-elles ou non sous-estimées ?
La question est posée. Si, auparavant, la collecte des données de l’enquête TIC auprès des ménages et des individus s’administrait en face à face, il est important de noter que celle-ci, depuis 2009, s’opère désormais soit par papier, soit via une application web. ; laissant de côté les personnes ne maitrisant pas suffisamment l’écrit. L’enquête ne nous informe pas, non plus, du nombre de personnes écartées de l’enquête dans ce cadre, ce qui peut engendrer certains biais dans les résultats. Comment, dès lors, s’assurer de la représentativité de l’ensemble de la population ? De plus, l’enquête s’est appuyée pour constituer son échantillon, sur le registre national. En est donc exclue une partie des personnes les plus précarisées : des personnes sans abri, des personnes en séjour illégal, en prison, en foyer d’accueil, en maisons de retraites, etc. Qu’adviendrait-il des résultats si ces personnes avaient été prises en compte ?
Les niveaux d’instruction analysés dans l’enquête TIC [29] relèvent de trois niveaux : faible (secondaire inférieur), moyen (secondaire supérieur) et élevé (bachelier ou universitaire). Or, sont considérées en risque d’analphabétisme les personnes n’ayant pas obtenu de diplôme ou étant diplômées de l’enseignement primaire [30]. Afin d’estimer l’accès aux TIC chez les personnes potentiellement en difficulté de lecture-écriture, il serait fondamental que l’enquête prenne en compte et précise ses résultats selon des niveaux d’instruction plus bas comme l’enquête wallonne a le mérite d’appréhender.
Si ces grandes enquêtes quantitatives abordent les raisons pour lesquelles les personnes n’utilisent pas Internet, elles n’examinent pas l’incidence de cette non-utilisation sur ces mêmes personnes. Nous l’avons souligné précédemment, les écarts observés dans l’accès aux TIC deviennent des inégalités effectives lorsqu’elles se répercutent sur la vie sociale, familiale ou professionnelle des personnes et sont sources d’exclusion. À l’instar de l’enquête française sur les conditions de vie des ménages [31], elles gagneraient à appréhender comment les individus et les ménages ressentent le fait de ne pas avoir accès aux TIC (comme un frein ou non, par exemple pour rechercher des informations, un emploi, avoir une vie sociale, avoir accès aux droits, suivre sa scolarité, etc.) et à quels risques d’exclusion ou de discriminations elles s’exposent.
Comment soutenir l’accès pour tous ?
La lutte contre les inégalités numériques constitue actuellement une préoccupation importante des pouvoirs publics belges et répond également aux grands objectifs européens fixés dans le cadre du Digital Agenda for Europe. En effet, l’état d’avancement des États membres de l’Union européenne en matière de numérisation est mesuré annuellement au travers d’un indice relatif à l’économie et à la société numérique (DESI pour Digital Economy and Society Index) [32]. En 2018, la Belgique est ainsi classée en 8e position et fait partie du groupe de pays « obtenant de bons résultats [33] ».
Au niveau fédéral, le plan Digital Belgium, a été révisé [34] en 2015 par le ministre de l’Agenda numérique, des Télécommunications et de la Poste. Celui-ci définit la vision numérique à long terme [35]. Les derniers plans politiques des Régions wallonnes (Digital Wallonia) et flamande (Vlaanderen Radicaal Digitaal) ont été adoptés en 2015 dans la foulée par les gouvernements respectifs. Au niveau bruxellois, c’est en 2017 que la Région se dote d’une stratégie numérique coordonnée : bedigital.brussels. Les stratégies d’inclusion numérique de ces plans se traduisent notamment par une volonté de renforcer l’accès aux TIC et de former les citoyens à l’usage des technologies numériques.
L’accès à une connexion à haut débit, vraiment pour tous ?
La généralisation de la connexion à haut débit constitue l’une des voies privilégiées (dans la vision numérique belge mais aussi européenne) pour promouvoir l’accès aux TIC. La couverture d’accès à la technologie mobile et de l’accès fixe à large bande (ou à haut débit) ont fortement évolué comme l’indique le baromètre de la société de l’information. En 2018, le taux de couverture de l’Internet à haut débit fixe et mobile avoisine ainsi les 100 % [36].
Néanmoins, le rapport de la Cohésion sociale [37] a mis en avant la subsistance d’une certaine « fracture numérique territoriale » en Wallonie. Nous l’avons vu précédemment et ce constat est aussi semblable pour la Wallonie : la majorité des citoyens, dont les personnes peu scolarisées utilisent un appareil mobile (GSM ou smartphone) et ont accès à Internet à partir de leur domicile. Or, la couverture du territoire reste variable selon les zones géographiques. Il subsiste des zones blanches [38], rurales et isolées, non équipées en fibre optique ou dans lesquelles le signal est insuffisant. Selon le rapport, l’équipement en wifi est avancé à Bruxelles et en Flandre, mais pas encore suffisant en Wallonie… Le chercheur Jeremy Dagnies parle à ce propos de fracture relative au réseau [39] qui concerne l’accès à une connexion Internet haut débit. Certaines personnes disposent ainsi du matériel sans pour autant accéder à la fibre optique dans leur quartier.
Lorsque son déploiement met à l’écart une partie de la population, le développement des infrastructures numériques peut également contribuer à renforcer les inégalités d’accès. En analysant l’offre des points Wi-Fi au regard de la vulnérabilité numérique des quartiers en région bruxelloise, des chercheurs [40] ont mis en évidence qu’il existe un grand écart entre le centre de Bruxelles, où sont disponibles de nombreux points d’accès, et plusieurs communes périphériques, où ne se trouvent que peu, voire aucun hotspot… Bien que Bruxelles bénéficie dans l’ensemble d’une bonne couverture wifi, la majorité des hotspots se situe dans les quartiers touristiques et non dans les quartiers les plus vulnérables d’un point de vue numérique.
Au-delà des facteurs sociodémographiques avancés classiquement pour expliquer les inégalités numériques, il convient donc de s’intéresser à la répartition spatiale de ces dernières et de les prendre en compte au sein des politiques de lutte qui sont menées. Une cartographie de l’inclusion numérique en Région bruxelloise évalue ainsi la vulnérabilité numérique de chaque commune au regard de l’offre s’y déployant [41].
Des initiatives et services de proximité pour lutter contre l’exclusion numérique
Intéressons-nous un instant aux initiatives menées en matière de lutte contre l’exclusion numérique. Soulignons que l’objectif poursuivi ici n’est pas d’en faire un état des lieux exhaustif mais de voir comment la question de l’accès est perçue actuellement par les acteurs de l’inclusion numérique.
Les espaces publics numériques sont un volet important de la lutte contre la fracture numérique d’accès et d’usage. Créés en 2005 en Wallonie, ceux-ci sont pensés comme des espaces d’apprentissage et de médiation des usages numériques, qui ont vocation de favoriser la participation citoyenne de tous à la Société de l’information [42]
. Ces espaces permettent à nombre de citoyens, souvent les plus fragilisés sur le plan social et de l’emploi, d’accéder à des ordinateurs et à Internet ainsi qu’à des formations, gratuites ou à un tarif démocratique. Ce sont donc des espaces qui sont à la fois points d’accès et structures d’apprentissage. Ils lient donc la question de l’accès à celle des usages.
La Fédération Wallonie-Bruxelles, le secteur associatif et culturel offrent également des ressources importantes pour les publics fragilisés. En ce qui concerne le secteur de l’alphabétisation proprement dit, cet enjeu d’accès au savoir et d’ouverture sur le monde est, depuis pas mal d’années, une priorité d’action. Les ateliers TIC permettent aux personnes en difficulté de lecture-écriture d’y accéder mais aussi de développer des compétences pour les utiliser dans leur vie quotidienne.
Bien que le soutien aux espaces publics numériques soit un axe central des politiques publiques en matière de réduction de la fracture numérique au niveau fédéral et en Région wallonne, celui-ci a fait l’objet d’une moindre attention de la part des pouvoirs publics bruxellois. [43]
À côté des problèmes engendrés par l’absence d’une politique structurelle bruxelloise de subventionnement pour les Espaces publics numériques [44], des acteurs bruxellois de l’inclusion numérique avancent que les inégalités d’accès aux TIC sont plus complexes qu’elles ne le laissent supposer.
Des problématiques plus prégnantes mêlant accès et usages
Selon l’étude sur la fracture numérique en Région bruxelloise, un certain déplacement des problématiques d’accès aux TIC s’est même opéré. Les publics les plus vulnérables seraient davantage confrontés à des périodes de déconnexion liées à un matériel défectueux, à des problèmes d’entretien induites notamment par l’obsolescence programmée ou encore à une connexion aléatoire. S’y ajoute, ce que l’auteur Jeremy Dagnies dénomme, comme enjeu de plus en plus présent, la « fracture liée au risque », relevant davantage des usages [45], c’est-à-dire de la capacité à se prémunir des risques liés à la recherche, à l’utilisation et au stockage de l’information (piratage, bug, panne…) souvent ignoré, constitue un risque croissant avec la multiplication des actes de malveillance. [46]
Nous l’avons vu précédemment, le cout reste un facteur de non-accès aux TIC. Ce dernier concerne l’acquisition du matériel, smartphone ou ordinateur, la connexion à Internet mais touche aussi l’entretien et la maintenance du matériel. Selon l’étude, cette problématique est de plus en plus présente comme en attestent des acteurs de terrains bruxellois engagés dans la réduction de la fracture numérique. Ces derniers se retrouvent de plus en plus confrontés à des personnes venant avec leur ordinateur, pour des demandes de réparation, de sécurisation, de déblocage de virus ou de mises à jour. L’accroissement de ces difficultés affectent la durabilité de l’accès à Internet et viennent nourrir une défiance vis-à-vis des TIC qui alimente en retour la fracture numérique. [47]
Garantir un accès à la technologie numérique implique donc d’être en mesure de soutenir les personnes dans l’accès à l’équipement mais aussi dans l’entretien de leur matériel informatique, ainsi que de favoriser leur accompagnement et leur autonomie. Il s’agit surtout de démystifier le rapport aux TIC en facilitant la maintenance de l’outil, en levant l’opacité quant à son utilisation, en autonomisant l’usager quant à son fonctionnement : la réalisation opérationnelle de ces objectifs, qui relèvent à la fois de l’accès et de l’usage, suppose la démultiplication d’initiatives innovantes. [48]
En ce sens, développer des mesures d’offre de services de maintenance informatique à moindre cout mais également permettre à l’usager de bénéficier de l’assistance et du coaching d’un technicien.
Certains Espaces publics numériques proposent déjà ce type d’initiative [49]. D’autres mesures visant à renforcer des mesures de soutien à l’installation, à la maintenance et à l’usage de services numériques en les couplant par exemple aux mesures d’aide à l’acquisition d’équipement numériques (fixes ou mobiles) sont, par ailleurs, développées [50].
En outre, afin de favoriser l’accès aux personnes les plus défavorisées, de nombreux acteurs de l’inclusion numérique, dont les associations accueillant un public alpha, portent une attention à la promotion des logiciels libres [51], plus transparents et accessibles financièrement.
Aller à la rencontre des publics éloignés
Enfin, il s’agit aussi d’aller vers les personnes les plus éloignées des TIC, qui ne poussent pas spontanément la porte des Espaces publics numériques ou des associations permettant de leur venir en aide. Des dispositifs mobiles sont mis en place pour aller à la rencontre des personnes sur le terrain, dans les associations de quartier et dans les associations accueillant un public en difficulté de lecture-écriture. C’est le cas du dispositif de l’informaticien public, initié depuis 2017 par l’entité bruxelloise de l’association ARC [52] qui offre un accès aux TIC, répond à des demandes techniques et offre un soutien à leur utilisation dans la réalisation de certaines tâches (paiements en ligne, prise de rendez-vous en ligne, envois de mails, etc.). Pour atteindre ces publics éloignés, des partenariats s’appuyant sur les dynamiques et initiatives existantes, notamment au niveau du secteur associatif local ou des pouvoirs locaux (CPAS, maisons de l’emploi…), sont à multiplier. Ainsi, cette stratégie d’approche apparait d’autant plus pertinente que ces publics en marge du monde des TIC et de la société en général ont tendance à ne pas sortir souvent spontanément de leurs espaces familiers (immeubles, quartiers) [53]
, dont le public en difficulté de lecture-écriture fait potentiellement partie.
En conclusion
La diffusion et la diversification des modalités d’accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, au travers des smartphones et tablettes notamment, ont suivi un rythme rapide dans la dernière décennie, dans la population générale et plus particulièrement chez les personnes peu scolarisées, y compris chez celles en difficulté de lecture et d’écriture.
Le constat souvent évoqué, selon lequel la fracture numérique s’est déplacée de l’équipement vers les usages ne doit pas pour autant conduire à négliger l’accès. Si l’accès aux technologies numériques s’est quelque peu démocratisé, le cout reste un facteur important pour les personnes les plus précarisées. De même, les inégalités d’accès aux TIC ne renvoient pas seulement à la possession ou non d’un appareil d’accès et d’une connexion Internet, mais aussi à la possibilité d’accéder à un Internet sécurisé et de qualité ainsi qu’à des infrastructures de télécommunication le permettant.
La « fracture numérique du 1er degré » n’est pas « comblée » : 22 % des personnes peu scolarisées n’ont jamais utilisé Internet. Il apparait que l’accès aux TIC est clairement moins aisé pour les personnes ayant fait moins d’études. Parmi le public peu ou pas scolarisé, une attention doit être portée sur ceux qui cumulent plusieurs facteurs de risque. Si les inégalités d’accès aux TIC reflètent les inégalités sociales, ce n’est donc plus seulement auprès des non-utilisateurs qu’il est indispensable d’agir mais aussi parmi les publics exposés à l’exclusion sociale [54]. Cette perspective amène à considérer la fracture comme multidimensionnelle et à revisiter, comme de nombreux chercheurs le suggèrent, la vision dichotomique de cette notion en deux groupes, d’une part, les nantis (les have) c’est-à-dire les connectés qui se trouveraient davantage inclus dans des réseaux relationnels, de savoirs, de connaissances, d’éducation et d’autre part, les démunis (have not), ceux qui risquent d’en être exclus. En effet, le fait de ne pas accéder à la technologie numérique n’est pas forcément vécu comme une contrainte, il peut également résulter d’un choix volontaire personnel. Il s’agit donc de s’intéresser davantage aux effets discriminatoires qu’à l’absence ou un moindre accès aux TIC peuvent engendrer. L’appréhension de ces effets discriminatoires est essentielle pour comprendre les conséquences de la fracture numérique. Comme le souligne Gérard Valenduc, c’est donc en définitive l’influence des TIC sur les divers domaines de la vie sociale qui est au cœur du problème. [55]
Si elle concerne désormais moins de personnes que par le passé, la fracture numérique risque néanmoins de s’approfondir car les risques d’exclusion des non-utilisateurs se renforcent face à l’injonction de plus en plus généralisée de connexion permanente aux services en ligne dans tous les domaines de la vie en société [56]
. Cette injonction de s’adapter, de se connecter et d’accéder à Internet s’avère particulièrement visible et problématique dans le cadre de la dématérialisation des services publics. Les contacts avec les administrations nécessitent l’accès à Internet, que ce soit pour la recherche d’informations, la commande de documents ou l’envoi de formulaires et impliquent donc de recourir à l’écrit. Les personnes en difficulté de lecture et d’écriture sont donc au premier plan, concernées par ces transformations.
Quoi qu’il en soit, la réduction des inégalités numériques ne peut s’opérer sur le seul mode de la résorption des inégalités d’accès. Il est totalement vain de penser que la seule démocratisation de l’accès aux TIC, et à Internet en particulier, engendre de facto, l’égalité. Les inégalités numériques ne sont pas qu’une question d’accès, mais aussi d’usages [57]. S’approprier pleinement les TIC et leur contenu – c’est-à-dire en avoir un usage motivé et efficace – est bien une dynamique complexe, qui requiert de nombreuses ressources d’ordre tant matériel que mental, social et culturel [58]
. De plus, l’évolution des TIC est permanente, et les compétences nécessaires à leur maitrise sont en transformation continue.
Si les politiques publiques tentent de réduire les inégalités numériques, elles se focalisent essentiellement sur les aspects pratiques (comment combler les fractures ?) et s’interrogent peu sur leur formation. Dans ce cadre, il s’agit souvent de les considérer comme une nouvelle forme d’inégalités créées par la société de l’information même, et non de les envisager comme une déclinaison d’inégalités préexistantes. Or, se focaliser sur la fracture numérique uniquement, c’est traiter un effet en négligeant ses causes [59]
, rappelle Gérard Valenduc. Lutter durablement contre les inégalités numériques d’accès mais aussi celles liées aux usages implique donc de traiter conjointement la question des inégalités sociales.
Aurélie Leroy,
chargée d’analyses et d’études,
Lire et Écrire Communauté française.