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Émancipation, éducation populaire et féminisme : comment repenser le « nous » ?

Si Lire et Écrire s’est donné pour but de développer l’alphabétisation dans une perspective d’émancipation pour tous et toutes, comment penser et prendre en compte l’émancipation des femmes dans une perspective d’alliance des luttes ? À quelles pédagogies émancipatrices et critiques faisons-nous référence en éducation populaire afin de favoriser leur pouvoir d’agir ?

Au travers des significations variées qu’attribuent les différentes vagues féministes à ce concept, nous aborderons quelques pistes de réflexion afin d’alimenter nos pratiques.

Justine Duchesne, chargée de projets,
Lire et Écrire Wallonie.

Aurélie Leroy, chargée d’analyses et d’études,
Lire et Écrire Communauté française.

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Un article du Journal de l’alpha 220 : Émancipation.

L’ADN du mouvement Lire et Écrire s’ancre dans une pédagogie tirant ses racines d’un mélange savoureux entre l’alpha et l’éducation populaire, c’est-à-dire d’une pédagogie amarrée dans la critique, visant l’émancipation des apprenants et apprenantes à travers l’apprentissage des savoirs fondamentaux que sont l’écriture, la lecture et le calcul.

Dans les groupes en formation de Lire et Écrire, les femmes sont plus nombreuses que les hommes : en 2018, 60 % des participantes étaient des apprenantes. Dans les régionales wallonnes, elles sont 54 % et, à Bruxelles, 67 % [1]. En sachant que le Mouvement revendique une alphabétisation pour toutes, passant par une approche émancipatrice pour toutes, comment ne pas prendre en compte la question de l’émancipation des femmes au sein de cette structure, fondée sur la mixité de son offre de formation ? Comment appréhender les rapports entre les sexes (hommes-femmes, mais aussi femmes-femmes [2]) qui se créent dans les groupes, pour ne pas tomber dans une approche où le rapport dominant prendrait le dessus ?

Dans cet article, nous aborderons l’émancipation en nous inspirant de l’histoire des mouvements féministes, traversée par différentes vagues, chacune prônant la polysémie du concept d’émancipation. Quels changements proposent ces femmes dans la société pour leur propre émancipation ? Nous en tirerons ensuite des pistes de réflexion concernant les pratiques d’éducation populaire qui nous concernent et la pédagogie qui en découle.

Nous nous centrerons donc sur des réflexions théoriques, dans une volonté de susciter le débat pour pousser la critique toujours plus loin. Pour cela, nous nous permettrons d’interroger la portée de certains mots créant des effets sur la réalité.

Émancipation, féminisme, éducation populaire et alphabétisation sont des mots, des concepts prenant valeur de fait, notamment lorsqu’ils sont liés à une pédagogie qui les met en œuvre. Dès lors, que pouvons-nous entendre derrière ces assemblages de lettres ? Quels sont les murmures qu’ils nous susurrent à l’oreille pour éveiller nos pratiques et nos sens, pour rythmer nos prises de conscience et nos perceptions du monde ? S’il parait évident au premier abord, le lien entre ces différents mots-concepts ne va pas de soi. Émancipation et féminisme ? Émancipation et éducation populaire ? Émancipation des femmes en alpha populaire ? Premièrement, tout dépend du type d’émancipation dont nous parlons.

Émancipation des femmes : similarité dans l’écriture, différence de point de vue

Dès lors, qu’en est-il de la vision émancipatrice défendue en alpha populaire ? Synthétiquement, nous développerons deux visions de l’émancipation qui, loin de s’annuler l’une l’autre, se complètent pour se répondre. Deux visions qui nous renvoient par analogie à l’histoire tumultueuse du mouvement féministe, composé de quatre vagues. Nous examinerons dans cet article en quoi les deux premières sont, chacune à leur façon, source d’inspiration et de réflexion concernant nos pratiques d’éducation populaire, basée sur la saisie des réalités sociales.

Dans un article retraçant l’évolution du féminisme et l’historicité du mot émancipation, Joan Scott aborde la vision marxiste de ce concept [3]. Pour Marx, il existerait deux versants du même concept, ayant des portées distinctes selon la conception envisagée : une émancipation politique et une émancipation humaine. Quand la vision politique tend à lutter contre des discriminations pour faire valoir des droits et ainsi permettre aux « opprimés » de s’ériger au rang de citoyens au même titre que les autres, l’approche humaine, quant à elle, cherche à renverser l’ordre établi au lieu de simplement leur permettre d’obtenir une place nouvelle, meilleure que celle qui leur était initialement réservée. Autrement dit, l’émancipation politique ou formelle serait vue comme une sorte de « promotion » des personnes dites aux marges de la société, pour les pousser à se battre en vue d’obtenir une meilleure place, dans un système entretenant les privilèges de certains au détriment d’autres, tandis que l’émancipation humaine, plébiscitée par Marx, viserait, en quelque sorte, un renversement de ce système. Elle chercherait ainsi à bouleverser les rapports de pouvoir en son sein, pour aller au-delà d’une égalité formelle. Les places, et les écarts qui s’immiscent entre les individus, sont radicalement [4] remis en question.

L’histoire des mouvements féministes nous apprend aussi que l’émancipation oscille entre ces deux approches. En effet, dès la première vague féministe [5], de nombreuses femmes, à l’image des suffragettes [6], revendiquent une émancipation politique basée sur l’accès, au même titre que les hommes, aux droits civils et politiques, mais aussi à l’emploi, à l’égalité salariale, à l’éducation… Le changement proposé est l’atteinte de l’égalité, soit l’acquisition du statut d’acteur ou de citoyen dans un système établi qu’il faut reconnaitre pour pouvoir y participer [7].

Au sein des luttes féministes, une vision plus radicale de l’émancipation émane en Europe lors de la deuxième vague, début des années 60. À cette époque, de nouvelles pistes de réflexion se font entendre dans la société : lutte contre la misogynie, renversement du patriarcat, maitrise des fonctions reproductrices, etc. À côté de la lutte pour les droits menée par les femmes durant cette période (dépénalisation de l’avortement, droit à la contraception, etc.) coexiste dès lors une remise en question plus drastique des rapports entre les sexes, du système politique qui produit les hommes et les femmes dans un rapport hiérarchique et hétéronormatif [8]. C’est donc aussi à la construction de nouveaux rapports sociaux qu’appellent certains mouvements féministes, à partir de la « deuxième vague », pour sortir de la domination hommes-femmes, et à la déconstruction de la vision essentialiste qui légitime les différences entre hommes et femmes. [9]

Very big demonstrations in France against sexual or sexist violence
Par Christine Garbage – licence CC BY-ND 2.0.

Les rôles sexués, une construction sociale

En effet, de nombreux courants féministes dont le « courant féministe radical » se dressent contre la pensée « essentialiste ». L’essentialisme, pour le féminisme moderne, c’est l’anathème, déclarait la théoricienne américaine féministe Naomi Schor [10]. Dans le contexte du féminisme, l’essentialisme consiste en la conviction que la femme possède une essence, une spécificité qui tient en un ou plusieurs attributs innés qui définissent, abstraction faite des distinctions culturelles et des époques historiques, son être stable, en l’absence desquels elle cesse d’être classée comme une femme. [11] Par exemple, affirmer que les femmes possèdent « l’instinct maternel » et que par conséquent elles sont mieux à même de s’occuper des enfants, ou affirmer que les hommes « sont par nature plus violents que les femmes » et que de ce fait ils font la guerre, relève de l’essentialisme. Dans cette conception, hommes et femmes appartiennent à deux mondes distincts : les femmes restent davantage confinées à l’espace privé en raison de leur « nature » féminine et n’ont pas accès ou ont un moindre accès à l’espace public, monde « naturellement » dévolu aux hommes.

La principale critique adressée à l’essentialisme est que les représentations qu’il génère masquent les processus de construction sociale de l’être féminin et masculin et les rapports de pouvoir qui les sous-tendent. Simone de Beauvoir, figure emblématique du féminisme de la deuxième vague, met d’ailleurs à jour la construction sociale du rôle de la femme : Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine. C’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. [12] Autrement dit, on ne nait pas femme, on le devient [13]. Dans le même état d’esprit, Christine Delphy, figure du féminisme matérialiste, s’oppose à tout discours qui tenterait d’expliquer la situation des femmes par une quelconque caractéristique interne à ce groupe. Théoricienne et militante prolixe, elle définit le patriarcat comme un système autonome qui organise la domination des hommes sur les femmes, en prenant appui sur l’exploitation par le travail domestique [14], ce dernier étant considéré comme un travail gratuit accompli majoritairement par les femmes au profit de leur conjoint [15]. En outre, l’oppression des femmes se traduit aussi, selon elle, par des violences masculines à leur encontre. Ces violences sexuelles ou de harcèlement, tout comme la crainte de ces violences, rappellent régulièrement aux femmes leur position sociale dominée [16].

Very big demonstrations in France against sexual or sexist violence
Par Christine Garbage – licence CC BY-ND 2.0.

Un apport corollaire du féminisme matérialiste consiste par conséquent en la déconstruction des normes sociales liées au sexe féminin et masculin. Pour ce courant, le patriarcat produit aussi une domination symbolique, le système de genre. Les femmes sont assignées à un statut juridique et économique de dépendance qui engendre une identité de genre dévalorisée : encore aujourd’hui, on renvoie souvent à la femme une image de personne plus fragile, plus sensible, ayant besoin d’un homme pour la protéger, mais aussi plus douée naturellement pour les tâches domestiques et, plus généralement, le soin aux autres (domaine appelé care en anglais). [17] S’opposant donc au courant essentialiste, l’approche matérialiste se veut constructiviste : Comme le capitalisme produit les classes sociales (elles ne lui préexistent pas), le patriarcat produit les classes de sexe, hommes et femmes, et les statuts de genre qui leur sont assignés. [18] Ainsi, c’est la hiérarchie qui crée une division sociale du travail entre deux groupes. Ces groupes sont ensuite repérés grâce à des marqueurs sur les individus. Dans le système de genre, c’est le sexe (…) [19] Il n’y a donc pas seulement une division entre deux genres, mais aussi et en même temps une hiérarchie [20]. Cette hiérarchie a les mêmes buts que toutes les hiérarchies : la domination par une moitié de l’humanité de l’autre moitié de l’humanité, dans tous les domaines d’activité, économique, politique, sexuel, intellectuel… [21]

8 mars 2019 - Paris République
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Sur le modèle d’une émancipation humaine, Christine Delphy appelle à l’importance des luttes et de la pensée féministe pour parvenir à un changement radical de société. Les féministes matérialistes portent un enjeu d’émancipation collective en cherchant à renverser le système et ne veulent pas se limiter à la lutte pour les droits, à l’idée d’une émancipation par plus de participation [22].

Éducation populaire et transformation sociale

Dès lors, à quel(s) type(s) d’émancipation faisons-nous référence dans le cadre d’une alphabétisation populaire au cœur du changement ? Si l’émancipation est une sorte de mot code, qui apparait à tout-va dans les décrets, les mises en projets, les paroles d’animateurrices et de formateurrices, son éclaircissement grâce à ces deux visions nous permet de rebondir sur deux approches de l’éducation populaire, toutes deux illustratrices d’une prise en compte d’un public hétérogène, aux parcours multiples, si souvent victime d’un système hiérarchisé et hiérarchisant les classes, les sexes, les origines sociales, etc.

Si d’un côté se trouve l’Éducation populaire [23], telle que nous la connaissons, institutionnalisée au fil du temps, agrémentée de balises pédagogiques et de perspectives se rapprochant d’une émancipation politique, de l’autre transparait dans les pratiques une éducation populaire, faite d’expérimentations, d’alternatives collectivement construites, glissant les actions hors des limites du cadre préétabli pour se tourner vers une émancipation humaine, porteuse d’un renouveau. « Maquis » de l’éducation populaire, ce deuxième versant se saisit de la question de l’émancipation pour identifier les causes de domination des « opprimées » et chercher collectivement à changer la société. Partant des oppressions vécues (et non supposées), elle se construit avec les participantes, pour faire un « tout », dont la finalité, bien plus que l’intégration des individus dans une société balisée par des normes, serait aussi la réappropriation et le dépassement de ces normes par celles et ceux qui en sont exclues.

différence entre droits et privilèges
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Loin de nous l’idée de tomber dans une approche antagoniste de ces deux pôles. Les choses sont toujours plus complexes qu’il n’y parait. À l’image des vagues féministes qui ont traversé une partie de l’histoire, dans les pratiques, ces deux versants coexistent et se répondent sans cesse. Néanmoins, dans une société qui tend de plus en plus vers une responsabilisation des individus, vers l’adage bien connu « quand on veut, on peut », la pente peut s’avérer glissante et nous entrainer, sans qu’on le remarque, vers une Éducation populaire au service d’une pacification sociale, sous couvert d’un transfert de valeurs « citoyennistes » [24], nécessaires pour atteindre un idéal où les populations dites en marge devraient se hisser à la hauteur du peuple dit « rationnel » [25] (vous voyez ? … celui qui fait ses choix en connaissance de cause). Or, l’équipe de La Trouvaille [23] nous apprend que ne pas tomber dans le panneau, c’est proposer (…) à l’éducation populaire de faire de la réappropriation du politique et de la maitrise de l’économie par les dominées, un horizon commun, dans une approche matérialiste [26]. C’est en quelque sorte se tourner vers une approche radicale, pour s’attaquer à l’ensemble des rapports sociaux de domination (classe, race, sexe) ainsi qu’à leur interdépendance. En ce sens, la transformation sociale passe par la modification de ceux-ci, et non par l’addition de changements dans les comportements individuels.

Inspirée du féminisme matérialiste, cette approche nous amène donc à penser la société au départ des conditions matériellement vécues : accès à un emploi de qualité, à un appartement salubre, à un revenu décent, tout en cernant comment se fait « l’appropriation d’un groupe social par un autre », pour mieux comprendre d’où viennent les injustices, en cerner les causes et, ainsi, former collectivement une dimension subversive : C’est la dimension collective de la subversion qui fait qu’elle pèsera (ou non) sur les rapports sociaux. Elle met par conséquent en évidence la nécessité des luttes en éducation populaire pour changer la société, tout autant que l’importance de sortir d’une « dérive idéaliste » (relative au célèbre « si tu veux tu peux »), minorant les effets d’une dimension sociale pesant sur les parcours de vie. Dès lors, partant des conditions matériellement vécues, cette approche nous invite à éviter de penser le monde à travers notre propre héritage, notre propre place, pour le penser au travers de l’expérience de celui ou celle qui le vit : Avec le féminisme matérialiste, il existe une arme pour lutter contre la dérive subjectiviste dans notre société et dans nos organisations. (…) si on veut changer la société, c’est un problème collectif. Alors qu’aujourd’hui, on n’arrête pas de renvoyer aux gens que c’est de leur faute, de les culpabiliser de ne pas avoir un boulot, de ne pas être de bonnes mères, etc. [27]

le féminisme n’est pas qu’une affaire de femmes
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Dès lors, qu’en tirer comme pistes de réflexion pour agir en tant qu’association d’éducation populaire, œuvrant pour l’émancipation de tous et toutes, à travers l’apprentissage en alphabétisation d’un public mixte, aux trajectoires diverses, bien que toutes déterminées par des rapports sociaux au sein de la société ?

Tous et toutes vers une émancipation collective

Si le « tous-toutes » se veut inclusif, il est essentiel de se poser la question de la place des femmes dans les groupes d’alpha, au même titre que celle des hommes, ainsi que celle des rapports sociaux et des hiérarchies qui en découlent, afin de les transformer. Si les espaces de formation apparaissent comme des laboratoires de solidarité ou encore comme des lieux d’apprentissage de la démocratie (tel que le défend Paulo Freire [28]), il convient également de se poser la question de la participation de chacune aux décisions, à la routine des ateliers, mais aussi de s’interroger sur l’égalité dans les prises de parole, dans les positionnements par rapport aux autres membres du groupe (formateurrice y compris), de se questionner sur les écarts entre les individus ; autrement dit, de bousculer l’égalité des places [29] au sein même du collectif créé.

C’est ainsi que dans un groupe d’alpha mixte, composé d’hommes et de femmes, de blanches et de personnes racisées, issues de milieux populaires ou plus aisés, d’hétérosexuelles et d’homosexuelles…, travailler sur les questions d’égalité implique de faire émerger les situations d’injustices vécues par chacune, au travers de son histoire respective, unique (et parfois si proche de celle de l’autre), traversée par des difficultés sociales multiples, des situations d’oppression, d’incertitude et de domination [30].

Éviter la reproduction des inégalités sociales au sein de l’espace de formation, pour notamment sortir des hiérarchies entre hommes et femmes (ainsi qu’entre femmes), nécessite donc d’aller voir plus loin que l’égalité de surface. C’est aussi bousculer les rapports de domination, parfois inconscients, pour renverser les structures sociales qui les cadrent. Cela revient à chercher dans les antres de notre vécu, afin d’en retirer les traces de constructions sociales hiérarchisantes, inconsciemment enfouies dans nos structures mentales.

Car, comme nous l’avons évoqué plus haut, hommes et femmes sont attachées à des rôles socialement construits et ce, dès l’enfance. Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet mettent en évidence que la famille, l’école et le travail sont trois espaces de socialisation importants à partir desquels hommes et femmes se définissent et apprennent la division des rôles liés au genre [31]. Étudiant le parcours de femmes en formation d’alphabétisation, elles montrent que l’intériorisation d’un rôle sexué, lié à une représentation de la femme davantage dévolue à l’espace privé, a influencé leur parcours et a contribué à écourter leur scolarité. Accéder à l’éducation et aux savoirs pour les femmes, être « sujets de connaissance » ne va pas de soi. Historiquement, comme le souligne Geneviève Fraisse, la plupart des obstacles à l’émancipation des femmes contenaient des arguments contre l’esprit et l’intelligence des femmes [32] qui les plaçaient, de par leur « nature féminine », du côté « des sentiments », dont l’espace restait confiné entre les murs du privé. Selon ces auteures, ces conditions sociales les ont longtemps écartées du domaine de la connaissance et c’est à partir de celles-ci que leur rapport au savoir s’est historiquement construit. Si nombre de femmes ont lutté et accédé à l’éducation et aux savoirs, d’autres doivent encore aujourd’hui constituer leur rapport au savoir dans le contexte d’une société et parfois d’un milieu familial, où la croyance en la supériorité masculine est encore forte [33]. Ce rapport aux savoirs est donc un enjeu important dans une perspective féministe d’émancipation en alpha car il est la condition de la prise de conscience de soi et des rapports entre les sexes qui permettent d’entrevoir la possibilité d’une transformation et d’engager une lutte pour l’obtenir [34].

De nouveau, l’approche féministe matérialiste nous apprend qu’il ne suffit pas de décréter l’égalité entre les membres du groupe pour qu’ils évoluent à parts égales, même avec un dispositif pédagogique qui le garantit. S’intéresser à cette dimension matérialiste pour l’appliquer au travers d’une pédagogie critique revient donc à s’intéresser au vécu des femmes pour en dénoncer les injustices, mais aussi à se situer chacun, chacune (hommes, femmes, formateurrices) en tant qu’entité à part entière au sein d’un même groupe, face à la question du pouvoir et des constructions sociales qui le rendent légitime, pour en découdre les fondements.

manif sous la pluie Paris contre la loi travail 31 mars 2016
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Sortir d’une approche centrée sur une vision universelle de l’émancipation

Si dans une première phase, l’émancipation consiste à sortir, partiellement du moins, de la place qui nous a été assignée au sein des rapports sociaux, elle doit passer par différentes étapes pour se vivre à différents niveaux. S’intéresser au vécu des femmes, des opprimées, de celles et ceux qu’on n’entend que trop peu permet de faire remonter les situations d’oppression et de mieux comprendre les difficultés sociales, pour en dégager les origines et en faire des objets de lutte dans une phase ultérieure : faire émerger des combats d’émancipation multiples, selon les situations et les trajectoires historiquement situées. Mais aussi changer de perspective, en partant de leur position, pour penser l’émancipation à partir des situations de domination vécues par chacune.

C’est un peu ce que Pierre Jérémie Piolat nous apprend dans son article relatant un atelier d’écriture avec des femmes, réalisé au Gaffi [35]. Au travers de cette expérience, il nous présente un univers anthropologique où les discours des unes et des autres sont entendus pour laisser place à des grilles de lecture multiples d’une émancipation qui se veut transculturelle, parfois loin des postulats posés et imposés par la modernité occidentale. Il en ressort que, loin d’être soumises à une domination machiste (comme certains discours peuvent le prétendre), les participantes de confession musulmane, voilées pour la plupart, révèlent leur vision de l’émancipation, tissée d’une volonté d’affirmation de soi et de croyances, loin d’une imposition masculine. La conclusion de son article est simple et évocatrice de ce que nous souhaitons démontrer : l’émancipation ne peut être pensée pour les autres, sous couvert d’une norme universalisante prônant la libération des femmes [36], que les pays occidentaux ont, soi-disant, atteinte. Comme le disent les auteures d’Éducation populaire et féminisme, notre défi et notre cap, c’est de contrer ces tentations de penser à la place des autres, de voir les réalités par le masque universel (…). [37]

L’histoire des mouvements féministes nous montre aussi que les expériences de domination et les visions de l’émancipation sont plurielles. Les féministes afro-américaines dénonçaient déjà, vers les années 60, l’idée d’un féminisme universel porté par « la bourgeoise blanche » et réclamaient la singularité de « leurs luttes » contre l’oppression simultanée subie à cause de leur couleur de peau, de leur sexe et de leur classe. Ce constat a été traduit par le concept d’intersectionnalité, initié par l’afro-féministe Kimberle Crenshaw, et qui désigne les situations d’oppression et de discrimination multiples et simultanées, soit l’interaction entre le genre, la race et d’autres catégories de différences dans les vies individuelles, les pratiques sociales, les dispositions institutionnelles et les idéologies culturelles, et l’issue de ces interactions en termes de pouvoir [38].

Manif 8 mars 2020 à Paris
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Les mouvements féministes musulmans, émergeant dans les années 80, participent de la même dynamique : transformer les rapports de sexe à partir de l’expérience des femmes musulmanes et revendiquer une identité féministe à part entière dans le processus d’émancipation qui redéfinit dans des voies bien différentes, voire opposées, les valeurs et les frontières du privé et du public [39]. Dans ce cadre, les situations d’oppression résultent à la fois des rapports de race, de sexe mais aussi de religion [40].

Christine Delphy attire également notre attention sur ce point : Il nous faut en particulier bousculer de fond en comble la prémisse de supériorité occidentale, car celle-ci conduit à deux postures différentes mais également dangereuses. La première consiste à exiger que les “autres femmes” suivent les stratégies [d’émancipation] développées à partir de notre propre position, en les empêchant de partir de leur situation propre ; et à les renvoyer “hors du féminisme” si elles ne se conforment pas à cette exigence (…). [41]

Élise Lidoine, animatrice à Vie Féminine, témoigne du même parti pris : Tout comme nous ne voulons pas que les hommes parlent à la place des femmes, nous ne voulons pas que les femmes blanches de classes moyennes ou supérieures soient toujours les porte-paroles, les intermédiaires de toutes les autres femmes. Nous souhaitons que toutes les femmes aient le droit à la parole (…). [42] Par conséquent, favoriser l’émancipation nécessite d’opter pour une approche visant à casser les certitudes, sortir des présupposés, se décentrer par rapport au vécu personnel pour accueillir les expériences de vie multiples compte tenu de la place de chacune dans la société : En permanence, la classe, la race et le sexe produisent des expériences diverses. [43] La démarche implique également de penser l’émancipation au travers d’une posture d’éducation populaire visant à la conscientisation des membres du groupe pour s’affranchir des rapports de domination créant l’injuste, l’invisible, la discrimination. Elle bouleverse de l’intérieur pour amener chacun et chacune à se poser la question des privilèges détenus [44], de la place occupée dans les rapports de pouvoir et ainsi glisser vers une réalité qui est parfois si difficile à admettre : On ne peut pas se faire confiance quand on est en position de dominant, parce que c’est une position de confort et que le système est trop fort [45]. S’il est évident que l’éducation populaire ne peut pas se battre sur tous les fronts, il parait également clair qu’elle ne doit pas hiérarchiser les luttes qui la composent, en pensant l’émancipation à partir d’une position idéale à atteindre. En ce sens, l’émancipation démarre de là où on se situe pour révéler une pluralité d’émancipations en fonction des situations d’oppression vécues.

8 mars 2019 - Paris République
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Cela implique donc de sortir du moule, sortir du cadre, s’émanciper d’un modèle particulier pensé comme universel [46] contribuant à mettre en place les rapports sociaux de domination, usant de stratégies d’invisibilisation, d’infériorisation et de discrimination des opprimés, comme une injonction à la liberté dont la définition serait universelle dans une perspective où on irait comparer et évaluer chez les autres leur degré d’évolution [47].

Repenser le « nous »

Ces différents points de vue nous invitent à ne pas penser l’émancipation pour l’autre, sous prétexte d’un « nous » supérieur porteur d’un idéal à atteindre, où l’émancipation serait synonyme d’intégration telle une sorte d’assimilation à un prototype occidental, masculin et bourgeois, dans un monde où sexisme, racisme et patriarcat déterminent l’ensemble des rapports de pouvoir. Il importe ainsi de penser et de reconnaitre les oppressions, rapports de domination, ainsi que de concevoir les visions de l’émancipation comme plurielles. Tenir compte de la diversité des expériences et des identités multiples n’empêche pas de lutter conjointement pour une émancipation qui part de situations vécues pour aller vers le projet d’un féminisme rassembleur et plus global. Colette Guillaumin nous invite ainsi à penser simultanément les classes de femmes de manière homogène et hétérogène. Homogène pour pouvoir faire face ensemble, pour que l’agrégat serve le point de vue politique de la lutte contre un système de domination. Hétérogène pour comprendre l’imbrication des rapports de domination à l’intérieur même des catégories. [48]

En ce sens, si Christine Delphy appelle à la révision de nos façons de faire militantes, c’est parce que, comme nous l’avons déjà évoqué ci-dessus, nous sommes tous et toutes empreintes de codes qui nous amènent à reproduire des situations de domination sans le vouloir : micro-attitudes sexistes, propos ou réflexions discriminatoires envers des personnes d’origine étrangère, des femmes composant le groupe. Dans les groupes d’alphabétisation populaire, cela revient à questionner la posture émancipatrice détenue par chacune de nous, formateurrices, apprenantes, au masculin comme au féminin, en nous interrogeant sur les privilèges octroyés par notre position sociale (par exemple : je suis blanche, de classe moyenne, maitrisant les codes de la société écrite…).

Pour ce faire, l’intersectionnalité peut être un outil en vue de penser des alliances et des coalitions. Car, loin d’être figés, les rapports sociaux interagissent et se chevauchent constamment : nous sommes donc tour à tour dominants et dominés, selon le contexte interactionnel dans lequel nous nous trouvons. C’est ainsi que chacun, chacune est amenée à réfléchir à sa position au regard des différents systèmes de domination (sexisme, classisme, racisme, etc.), pour prendre conscience des privilèges qu’il détient à un moment donné, ainsi que des oppressions qu’il met en œuvre, souvent involontairement. Par exemple, si je suis blanche, je suis dominante dans le rapport de race ; si je suis femme, je suis dominée dans le rapport de sexe ; si je suis issue d’une classe populaire, je suis dominée dans le rapport de classe [49].

8 mars 2019 - Paris République
Par Jeanne Menjoulet – licence CC BY-ND 2.0

Penser les différentes interactions entre les systèmes d’oppression devient dès lors un moyen d’expliquer comment nous sommes structurellement responsables (si on prend l’exemple du patriarcat, en tant qu’hommes, puisqu’appartenant à ce système dominant), mais pas forcément coupables en tant qu’individus [50]. C’est aussi une façon d’entendre et de prendre en compte un vécu, forcément différent du nôtre, bien que faisant partie d’un système plus large, pour éviter les dérives de symétrisation (si toutes les femmes sont victimes du sexisme, l’expérience du sexisme en fonction des places détenues au sein de la société peut être différente) et d’invisibilisation des injustices subies.

Pour Paulo Freire, l’objectif de cette prise de conscience est double. D’une part, elle permet aux opprimés de mettre des mots sur les situations vécues, d’en déterminer les causes et de s’insurger contre celles-ci dans une volonté de justice sociale. D’autre part, elle suppose que les privilégiés adoptent une posture d’alliées dans la lutte vers une transformation sociale. Concrètement, dans un même groupe, on peut choisir, en tant que « dominant », de ne pas prendre la parole à un moment donné, afin de redistribuer une partie de nos avantages et de nos privilèges. Au vu de ce que la conception matérialiste apporte, l’éducation populaire sous-tendue par une approche pédagogique critique nous amène à analyser les situations d’oppression et les interrelations qui existent entre elles, pour penser et agir dans la lutte en toute mixité et alliance [51]. En ce sens, l’émancipation, loin d’être une démarche individualiste, est forcément un processus collectif car, comme nous le rappelle Cornelia Möser, les humaines doivent se rendre compte qu’elles-mêmes sont auteures de leur monde et que c’est à elles de le changer [52].

Very big demonstrations in France against sexual or sexist violence
Par Christine Garbage – licence CC BY-ND 2.0.

En conclusion

Si nous rencontrons des femmes, des hommes de toutes origines et de tous milieux, le nombre de femmes en alphabétisation approche, en ce qui concerne Lire et Écrire, les deux tiers des apprenantes (60 %). Dans une perspective de pédagogie critique à visée de transformation sociale, la question des rapports sociaux entre les sexes doit nécessairement être mise sur le tapis, car elle influencera sans conteste la façon dont ces femmes s’intègreront et seront intégrées dans les groupes d’alpha.

C’est ainsi que, dans les groupes d’alphabétisation populaire, l’approche matérialiste permet de partir des histoires de vie, des références et des grilles de lecture détenues par chacun et chacune selon sa trajectoire. Elle permet également de poser les bases matérielles, les conditions sociales vécues et les rapports sociaux de domination – dont les rapports de sexe qui ont jalonné et influencé les parcours, notamment au travers des espaces de socialisation traversés – pour en tirer ensemble des conclusions utiles pour apprendre, mais également pour mieux comprendre les origines des diverses oppressions vécues, pour penser et agir dans l’expérimentation commune d’un renouveau. Elle permet enfin de sortir d’une vision émancipatrice de choc entre « eux » et « nous » pour penser un « nous » hétérogène, multiple, traversé par différentes luttes selon les conditions sociales vécues, un « nous » qui ne serait pas déforcé pour la cause mais, au contraire, qui deviendrait plus fort. Pour autant, si l’approche matérialiste invite à transformer en profondeur l’ordre établi, la lutte égalitariste pour le droit des femmes, et particulièrement celle pour l’accès aux savoirs et à l’éducation, reste essentielle en alphabétisation.


[1Lire et Écrire, Baromètre de l’alpha.

[2En raison de positions de classe ou de race différentes, des rapports de domination peuvent également exister entre femmes.

[3Voir : Cornelia Möser, L’émancipation comme concept politique dans les luttes féministes et queers, in Contretemps, septembre 2014.

[4Au sens étymologique du terme, dérivé de radix : racine.

[5La première vague représente communément la période qui s’étend du 19e siècle à la première moitié du 20e siècle. Elle est associée au « féminisme égalitariste ».

[6Le mouvement des suffragettes, né en 1898 en Angleterre, militait pour l’égalité politique entre hommes et femmes et en particulier pour le droit de vote des femmes. Les revendications s’étendront en Europe et dans le monde. En Belgique, le suffrage universel, soit le droit de vote pour toutes les femmes, sans exceptions, est accordé en 1948. Voir : Fanny Colard, Quelques dates de l’histoire politique des femmes en Belgique, in Femmes plurielles, aout 2018.

[7Cornelia Möser, op. cit.

[8Ibid.

[9La troisième vague émergera dans les années 90. Elle correspondra à un renouveau militant poursuivant à la fois certaines revendications des mouvements précédents (égalité salariale, parité…) et l’émergence de nouvelles, essentiellement relatives aux droits des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles). Cette troisième vague, dite « postmoderne », dénonçant le dogmatisme de la deuxième période, plaidera pour un féminisme qui accepte la complexité des identités individuelles et la diversité sexuelle (queer). La quatrième vague, quant à elle, débutera vers 2012 et marquera la résurgence de l’intérêt de la lutte contre le harcèlement moral et le viol (mouvements #MeToo, etc.) par le biais de l’activisme en ligne (réseaux sociaux, etc.). Voir : Bibia Pavard, Faire naitre et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes, in Itinéraires, 2017-2/2018.

[10Naomi Schor, Cet essentialisme qui n’(en) est pas un, in Féminisme au présent, supplément à la revue Futur antérieur, L’Harmattan, 1993.

[11Ibid.

[12Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome I, Gallimard, 1949, p. 285.

[13Ibid.

[14Christine Delphy, L’ennemi principal, Syllepse, 2009.

[15Anne Clerval et Christine Delphy, Le féminisme matérialiste, une analyse du patriarcat comme système de domination autonome, in Anne Clerval, Antoine Fleury, Julien Rebotier et Serge Weber (dir.), Espaces et rapports de domination, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 217-229.

[16Ibid.

[17Ibid.

[18Ibid.

[20Anne Clerval et Christine Delphy, op. cit.

[21Éducation populaire et féminisme, livret central, op. cit., p. 31.

[22Cornelia Möser, op. cit.

[23L’équipe de La Trouvaille, en France, fait la distinction entre une Éducation populaire, avec un grand É, et une éducation populaire, avec un petit é, qui serait quant à elle plus « maquisarde ». Voir : Annaïg Mesnil, Alexia Morvan et Katia Storaï, Pour une éducation populaire politique, in Silence, no 440, décembre 2015, pp. 12-14. La Trouvaille est un collectif d’éducation populaire politique, découlant du réseau français La Grenaille.

[24Le « citoyennisme » renvoie à une idéologie qui, sous couvert de belles valeurs morales et citoyennes, culpabilise les dominées, sans pour autant s’attaquer aux causes des inégalités sociales et économiques qu’engendre le système actuel. L’équipe de La Trouvaille nous donne l’exemple d’une sensibilisation aux gestes écologiques, qui laisserait de côté tout décodage des rapports sociaux de production à l’origine des désastres écologiques et humains. (Annaïg Mesnil, Alexia Morvan et Katia Storaï, op. cit.).

[25Guillermo Kozlowski, Une éducation populaire politique, Collectif Formation Société, 2011.

[26Annaïg Mesnil, Alexia Morvan et Katia Storaï, op. cit., p. 14.

[27Éducation populaire et féminisme, op. cit., p. 156.

[28C’est en décidant que l’on apprend à décider. (Paulo Freire, cité par Laurence De Cock et Irène Pereira, in Les pédagogies critiques, Agone, 2019, p. 29).

[29Au contraire d’une vision d’égalité des chances qui tendrait vers une approche plus individualisée de la prise en compte des membres du groupe, sans pour autant revoir les hiérarchies initialement créées.

[30Éducation populaire et féminisme, op. cit., p. 151.

[31Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet, Le rapport entre le monde de l’enfance et la démarche d’alphabétisation des femmes : une analyse féministe, in Éducation et francophonie, no 1, vol. 38, printemps 2010, pp. 138-153.

[32Geneviève Fraisse, Le devenir sujet et la permanence de l’objet, in Nouvelles questions féministes, vol. 24, 2005/1, p. 15. Citée par Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet, op. cit., p. 140.

[33Nicole Mosconi, Rapport au savoir et rapports sociaux de sexe : études sociocliniques, in Éducation et francophonie, XXXIII:1, printemps 2005, p. 86. Citée par Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet, op. cit., p. 141.

[34Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs, L’Harmattan, 1994, p. 78. Citée par Lise Savoie et Jeanne d’Arc Gaudet, op. cit., p. 141.

[35Pierre Jérémie Piolat, Sortir de l’idée qu’on peut émanciper l’autre, in Journal de l’alpha no 220, 1er trimestre 2021, pp. 62-70.

[36C’est-à-dire d’une norme féministe alternative unique et gommant les expériences diverses vécues par les femmes, en fonction de leur situation au sein des rapports de pouvoir (classe, sexe et race). Si dans les années 70, la catégorie « Nous les femmes » a été le moteur du féminisme occidental, il s’agit désormais de repenser cette catégorie à l’instar de ce qu’a proposé le black feminism aux États-Unis. Pour Lisbeth Sal et Capucine Larzillière, aller vers un féminisme à vocation universelle implique de renoncer à une posture universalisante et à la construction d’un modèle de l’oppression ou d’un modèle de la libération (Lisbeth Sal et Capucine Larzillière, Comprendre l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes pour résister, in Contretemps, septembre 2011).

[37Éducation populaire et féminisme, op. cit., p. 156.

[39Nilüfer Göle, Interpénétrations. L’islam et l’Europe, Galaade, 2005. Citée par Malika Hamidi, in Féministes musulmanes dans le contexte postcolonial de l’Europe francophone. Stratégies solidaristes et pratiques transnationales, in Histoire, Mondes et Cultures religieuses, Karthala, no 36, 2015/4, pp. 63-78.

[40Malika Hamidi, op. cit.

[41Christine Delphy, Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme, in Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, 2006/1, pp. 59-83.

[42Élise Lidoine (interview par Aurélie Audemar), L’alpha-féminisme, in Journal de l’alpha no 220, 1er trimestre 2021, pp. 46-61.

[43Car si le sexisme est vécu par toutes les femmes, il se vit de manière différente selon la classe, l’origine, la position sociale. Comme le déclarent Lisbeth Sal et Capucine Larzillière, en s’appuyant sur Elsa Dorlin (Sexe, genre et sexualités, PUF, 2008), si toutes les femmes font bien l’expérience du sexisme (…), il n’y a pas pour autant d’expérience “identique” du sexisme (…) (Lisbeth Sal et Capucine Larzillière, op. cit.).

[44La notion de « privilège social » désigne un avantage détenu par une personne, simplement du fait de sa position sociale et indépendamment de sa volonté consciente. Pour plus d’infos, voir la théorie du privilège de Peggy McIntosh (in Laurence De Cock et Irène Pereira, op. cit.).

[45Éducation populaire et féminisme, op. cit., p. 154.

[46Selon La Grenaille (dans son ouvrage Éducation populaire et féminisme), c’est principalement ce modèle universel qui contribue à mettre en place les rapports sociaux de domination, en usant de stratégies « naturalisantes », « culturalisantes », héritières du patriarcat, du colonialisme et de l’esclavage (Ibid., p. 152).

[47Ibid., p. 153.

[48Colette Guillaumin, Question de différence, in Questions féministes, no 6, 1979, pp. 3-22. Citée par Danielle Juteau dans « Nous » les femmes : sur l’indissociable homogénéité et hétérogénéité de la catégorie, in L’Homme & la société, no 176-177, 2010/2, pp. 65-81. Et reprise dans Éducation populaire et féminisme, op. cit., livret central, p. 66.

[49Éducation populaire et féminisme, op. cit., livret central, p. 64.

[50Dans cette idée, la transformation sociale se situe à trois niveaux : 1. au niveau de la relation sociale (par exemple, il est possible qu’un homme soit attentif à la répartition des tâches au sein du ménage et se dise qu’il n’existe plus d’inégalités entre hommes et femmes) ; 2. au niveau de la pratique sociale (on se situe ici au niveau d’une institution qui évolue dans les pratiques institutionnelles mises en place) ; 3. au niveau du rapport social (le système patriarcal, en lui-même, qui perdure). Voir : Éducation populaire et féminisme, op. cit., p. 159.

[51C’est parce qu’il existe des oppressions croisées et que l’on peut être opprimé selon certains rapports et privilégié relativement à d’autres qu’il est possible que se constituent des alliances et des politiques de coalitions. (Laurence De Cock et Irène Pereira, op. cit., p. 39).

[52Cornelia Möser, op. cit.