Un article du Journal de l’alpha 220 : Émancipation.
Comme le rappelle cet article, l’émancipation a été au cœur du combat ouvrier dès son origine. Et preuve de la vitalité du concept, l’un des principaux objectifs des opérateurs d’alphabétisation demeure, aujourd’hui, l’émancipation de leur public. Ainsi, Lire et Écrire (LEE) – un acteur majeur de ce secteur en Fédération Wallonie-Bruxelles, dont l’ancrage se situe dans les mouvements ouvriers socialiste et chrétien – affiche sa volonté de développer l’alphabétisation dans une perspective d’émancipation et de participation des personnes et de changement social vers plus d’égalité
[1].
À propos de l’émancipation
Bien qu’il existe différentes manières (parfois contradictoires) de définir le concept [2], il semble néanmoins possible de dire que l’émancipation consiste à se défaire des contraintes sociales qui dominent, qui asservissent l’Homme [3]. Cette définition conduit à formuler deux précisions importantes.
Premièrement, il convient d’ajouter que prôner l’émancipation en soi ne suffit pas car tout le monde n’appréhende pas « l’asservissement » de façon identique. À la question « qu’est-ce qui entrave, assujettit, domine les hommes ? », la réponse variera en fonction des valeurs de chacun. Ainsi, certains considèrent que la religion les libère quand d’autres y voient une forme d’obscurantisme. En fait, pour être en mesure de saisir le sens donné au terme « émancipation », il parait indispensable de préciser le cadre politique concret au sein duquel il est envisagé. Par exemple, l’émancipation des apprenants de Lire et Écrire est réfléchie à partir de sa charte, qui stipule que l’association d’alphabétisation promeut l’action collective et la solidarité aux fins d’atteindre l’égalité et la démocratie.
Deuxièmement, il faut garder à l’esprit qu’il existe deux démarches complémentaires à articuler pour s’émanciper. D’abord, s’émanciper suppose une prise de conscience des rapports de domination, des normes qui brident les individus. Pour cerner l’attitude intellectuelle à adopter pour ce faire, il peut être utile de se rappeler l’image employée par Bertold Brecht. Le dramaturge allemand s’étonne ainsi du fait que l’on parle toujours de la violence du torrent qui déborde mais jamais des rives qui l’enserrent [4]. Pour comprendre les choses, il est donc nécessaire de changer le regard qui est habituellement posé sur le monde, de repenser les catégories assignant les individus à un certain rôle, une place, une fonction, un statut social
[5]. Ensuite, seconde démarche à accomplir, l’émancipation impose une transgression, une action pour se dégager des contraintes sociales, pour s’en affranchir car, comme le suggère Karl Marx, il ne suffit pas de comprendre le monde, il faut le transformer [6].
Dans toute émancipation s’opère donc un changement. Reste à déterminer de quelle transformation on parle en la matière.
L’émancipation en lettres capitales
Force est de constater que dans la seconde moitié du 19e siècle, au moment où le mouvement ouvrier se structure nationalement et internationalement, le concept d’émancipation nous astreint à l’objectif d’un changement radical de nos sociétés
[7]. Cette perspective [8] entre en résonance avec la définition que Marx donne à l’émancipation. Le philosophe allemand la voit, en effet, comme l’action de vouloir renverser toutes les conditions au sein desquelles l’humain est un être diminué, asservi, abandonné, méprisé
[9] et la pense à travers la principale activité moderne, structurant les sociétés modernes et l’identité sociale des individus qui les composent : le travail
[10].
Signe de l’importance du concept, l’idée selon laquelle l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes
constitue la devise de la Première Internationale, l’Association internationale des Travailleurs (AIT), fondée en 1864. On retrouve également cette formule au quatrième point de la Charte de Quaregnon, datant de 1894, le manifeste du Parti ouvrier belge (POB), l’ancêtre du Parti socialiste.
Pour interpréter cette maxime, il peut être opportun de parcourir les statuts de l’AIT et la déclaration de principes du POB. On y explique que les opprimés ne doivent compter que sur leurs propres forces pour briser leurs chaines et qu’ils n’ont, en particulier, rien à attendre de la classe bourgeoise, des capitalistes qui les oppressent. Pour autant, énonce l’AIT, la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière (…) est une lutte (…) pour l’abolition de toute domination de classe
. Cette transformation, confirme le POB, ne sera pas seulement favorable au prolétariat, mais à l’humanité tout entière.
La lecture de ces deux textes fondamentaux permet, en outre, de détailler la manière dont ces grandes organisations ouvrières appréhendent l’émancipation qu’elles appellent de leurs vœux. Selon les membres de la Première Internationale par exemple, l’assujettissement économique du travailleur au détenteur des moyens du travail (…) est la cause première de la servitude dans toutes ses formes (…) ; par conséquent, l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but (…) [et] l’émancipation du travail [11] (…) embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne
. Dans la même optique, Marx, qui prône cette émancipation complète et universelle, enjoint aux prolétaires de se mobiliser de la manière suivante : Au lieu du mot d’ordre conservateur : “Un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, ils doivent inscrire sur leurs drapeaux le mot d’ordre révolutionnaire : “Abolition du salariat”.
[12]
En clair, il faut être conscient que les salariés sont contraints, comme le souligne le POB, d’abandonner une part de leur produit à la classe possédante
. Pour parvenir à leur émancipation avec un grand « é », ils se trouvent donc dans l’obligation de dépasser leur condition en mettant fin à l’exploitation de l’Homme par l’Homme, à la confiscation par des particuliers d’une partie de la richesse produite collectivement, à l’extorsion de la plus-value (telle que Marx la définit). En d’autres mots, mettre un terme à l’exploitation capitaliste constitue la manière définitive, pour les producteurs, de s’émanciper, de se libérer du travail qui aliène, de faire en sorte que rien de ce qu’ils produisent ne leur soit enlevé.
Pour le formuler brièvement : à l’orée du 20e siècle [13], une partie du mouvement ouvrier est traversé par la conviction que son émancipation passera par une sortie du capitalisme.
L’émancipation des personnes analphabètes
Dans la société actuelle, parmi les plus faibles, les plus vulnérables, les plus dominés se trouvent les personnes n’ayant pas acquis les savoirs de base. C’est cette réalité que rappelle la charte de Lire et Écrire lorsqu’elle expose qu’il existe un lien entre analphabétisme et classes sociales exploitées
[14]. Il est donc légitime de se demander si le salut de cette frange particulière du monde du travail n’est pas également à chercher dans la manière dont était envisagée l’émancipation aux premiers temps du mouvement ouvrier.
À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler, comme a pu le constater le sociologue Pierre Bourdieu, que l’enseignement reproduit les (inégalités de) classes (sociales), qu’il existe un écart entre la fonction déclarée de l’école (assurer l’égalisation démocratique des chances de mobilité en réduisant l’impact des inégalités sociales) et ce que l’école réalise effectivement (une reproduction presque à l’identique des inégalités sociales de départ)
[15]. Dans ces circonstances, le moyen le plus sûr de résoudre les difficultés en lecture et en écriture d’une part non négligeable de la population ne passe-t-il pas par un changement dans les rapports de production à l’origine des classes sociales actuelles ? En effet, d’après les raisonnements évoqués précédemment, seule une société débarrassée de la classe dominante (les capitalistes), un système où les travailleurs détiennent le pouvoir, peut proposer un enseignement au service de ces derniers. Pour illustrer cette idée, on peut par exemple se souvenir que la Belgique se classe parmi les pays champions du monde de l’enseignement inégalitaire [16], alors que Cuba dispose d’un des meilleurs systèmes éducatifs en termes de qualité et d’accès [17].
Quoi qu’il en soit, la version de l’émancipation présentée dans cet article, qui exige que les dominés sortent des carcans imposés par les dominants, semble avoir toute sa pertinence en alphabétisation populaire [q] si l’on en croit Paulo Freire, auquel aime toujours se référer Lire et Écrire. La pédagogie des opprimés (…) est la pédagogie des hommes engagés dans la lutte pour leur libération
[18], explique le pédagogue brésilien. Les opprimés qui projettent en eux “l’ombre” des oppresseurs et suivent leurs normes, craignent la liberté dans la mesure où celle-ci, supposant l’expulsion de cette ombre, exigerait d’eux qu’ils “remplissent” le “vide” laissé par cette expulsion, avec un autre “contenu”, celui de leur autonomie. Celui de leur responsabilité sans laquelle ils ne seraient pas libres. Car la liberté est une conquête, non une donation, et elle exige un effort permanent. (…) Ainsi s’impose la nécessité de dépasser la situation d’oppression.
[19]
L’émancipation sociale en héritage
Prendre conscience et se libérer collectivement des normes en vigueur, édictées par les dominants, tant au niveau des moyens usités que des fins poursuivies… Aujourd’hui encore, le concept d’émancipation occupe une place centrale dans les visées des opérateurs d’alphabétisation en Belgique francophone. En témoigne le cadre de référence de Lire et Écrire qui explique que pour atteindre ses finalités d’émancipation (…), l’alphabétisation populaire utilise des pédagogies que l’on qualifie d’émancipatrice, de libératrice, de conscientisante, de critique
[20]. L’approche conscientisante en alpha y est alors définie comme suit : Lire, écrire, calculer en lien avec le contexte culturel, social et politique pour transformer les inégalités sociales, causes de l’analphabétisme. Cette approche militante relie l’alphabétisation à l’émancipation et au changement social.
[21]
Fort de ses expériences passées, le mouvement ouvrier a certes pu faire évoluer sa définition du concept au fil du temps. Pour autant, l’émancipation avec un grand « é » fait partie de l’héritage qu’il a transmis au secteur de l’alphabétisation et demeure une source d’inspiration pour une association telle que Lire et Écrire, où on (s’)alphabétise pour participer à la transformation des rapports sociaux, économiques, politiques et culturels
[22].