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La démesure du numérique

Santé conjuguée no 107 – juin 2024

« Choisissez votre clé numérique pour vous identifier », « Se connecter avec itsme », « Vous avez une question sur votre dossier ? Le plus simple et le plus rapide est de vous connecter pour remplir en ligne le formulaire lié à votre question »… Les exemples de démarches administratives à réaliser en ligne ne se comptent plus.

Un article de Sébastien Van Neck, de Lire et Écrire en Wallonie, pour la revue Santé conjuguée.

Vraisemblablement, l’humeur politique n’est pas à en réduire la voilure. C’est en effet ce que révèlent le Programme pour une Europe numérique et la stratégie de l’Union européenne « Décennie numérique » fixant l’objectif de 100 % des services publics en ligne pour 2030 de même que les services de santé. En Belgique, le SPF Stratégie et Appui a emboité le pas depuis plusieurs années ; « simplification administrative » rime ainsi avec « digitalisation des procédures », comme on peut le constater avec des applications telles que My eBox, CSAM, MyGov.be… En Région de Bruxelles-Capitale, on ne peut pas manquer d’évoquer la récente ordonnance « Bruxelles numérique » visant à numériser les relations de service public. Le sud du pays n’est pas en reste, en témoigne le plan de stratégie numérique de la Wallonie, Digital Wallonia, qui œuvre à la transformation numérique de la Région à travers cinq chantiers de développement : les usages numériques, le « territoire intelligent », l’économie numérique, le secteur du numérique lui-même ainsi que l’administration numérique.

Ces initiatives, très loin d’être exhaustives, puisent leurs raisons d’être dans une idéologie qui a force de persuasion et parvient à s’imposer comme dominante. Les discours qui en ressortent promeuvent d’un côté des gains de temps, de simplicité, de facilité, d’universalité, d’efficacité pour les usagers et de l’autre défendent des gains économiques [1]. À côté de technologies vues comme salvatrices, le marché des biens et services liés au numérique ne cesse de s’accroître de même que le nombre de ses représentants. Tout concourt à la mise en place d’une rationalité qui s’approprie le consentement de la population en se présentant comme « nécessité inéluctable » [2].

Une tension importante s’observe pourtant, signalant un besoin urgent de réflexion collective quant à cette course à la numérisation. En 2021, 49 % de la population wallonne était considérée comme « exposée à des situations de vulnérabilité numérique » (vs 46 % pour l’ensemble du pays) [3]. Les populations les plus à risque d’inégalités liées à la numérisation sont par ailleurs celles dont le quotidien s’en retrouve le plus souvent jalonné, on y croise ainsi majoritairement les personnes peu scolarisées, à bas revenus, isolées ainsi que les personnes plus âgées [4].

De la différence à l’inégalité

Le terrain de l’alphabétisation constitue un poste d’observation des impacts de la numérisation des services. De fait, utiliser les sites en ligne nécessite une familiarité avec la culture écrite. La sociologue Valérie Beaudouin soulignait déjà en 2002 que « quelles que soient les évolutions actuelles, internet s’est construit autour de l’écrit. Ce sont donc des écrits qui circulent sur internet, des écrits certes multimédias pour une partie d’entre eux, mais le plus souvent élaborés à partir du texte » [5]. Allumer son ordinateur requiert un minimum de compétence dès lors qu’il s’agit d’entrer un mot de passe pour démarrer une session, une première étape qui met déjà à rude épreuve de nombreuses personnes en situation d’illettrisme. Il en va de même pour la gestion et l’utilisation du courrier électronique, qui en appellent à manipuler l’interface avec aisance, à être capable d’ajouter une pièce jointe et l’adresse du destinataire, à écrire – et plus encore de manière convenue – et donc à disposer des codes sociaux propres à cette utilisation. Pensons aussi aux sites administratifs qui renvoient à des documents importants augmentés d’un jargon spécifique contribuant lourdement à dissuader les personnes de poursuivre leur requête. À côté de ces usages sous condition [6], l’absence d’équipement ou d’équipement fonctionnel (smartphone, ordinateur, connexion internet, imprimante, lecteur de carte…) vient grever davantage la possibilité de tirer profit des démarches en ligne.

La « vulnérabilité numérique » au sein de la population engendrée par une affinité relative avec les démarches en ligne et leur densification conduit au grave constat de l’impossibilité de communiquer avec les services (fournisseur d’énergie, administration, syndicat, mutuelle, service médical, banque…). La relation de service emprunte massivement les voies numériques. En s’engageant dans cette optique, elle contribue à intensifier le non-recours aux droits et aux politiques sociales, situation mettant à mal « toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre » [7]. Cette distanciation avec les services d’intérêt général conduit à une double tension. D’un côté, se cristallise pour nombre de citoyens le besoin d’être davantage au courant de leurs droits, des services à disposition face à des situations de fragilité ou encore de leurs devoirs au regard de potentielles sanctions. De l’autre côté, se constate une dégradation du rôle de « support social » [8] des travailleurs des services sociaux d’intérêt général dont la fonction clé permet aux personnes d’avoir une maîtrise un tant soit peu plus grande de leur avenir. Le non-recours aux droits et aux services se décline de multiples manières dans le cas de personnes peu autonomes face à la dématérialisation et aux services en ligne. Acheter un ticket de train à la borne devient impossible. Ne pas pouvoir se connecter à sa banque, payer ses factures ou arrêter un ordre permanent peut engendrer des conséquences délétères, tout comme ne pas avoir accès à son dossier de chômage, à un conseiller emploi ou encore à un logement lorsque les documents sont à fournir par mail…

Troubles dans le travail social

Ces conséquences du « tout au numérique » ainsi que leurs causes suscitent un changement contrasté dans les métiers du social sur au moins trois plans différents.

Il s’agit premièrement de l’augmentation de l’offre de service dans les initiatives de soutien à l’utilisation du numérique. Le nombre d’espaces publics numériques (EPN) en Wallonie ne cesse d’augmenter et les informaticiens publics développés par Action et Recherche culturelles gagnent en importance. À l’instar des écrivains publics, ils soutiennent dans leurs démarches en ligne les citoyens éloignés du numérique à travers une aide individualisée de proximité.

Deuxièmement, nous voyons apparaitre une offre de service pour gagner en autonomie numérique au sein d’organisations ne plaçant pourtant pas cette dimension dans leurs finalités premières. C’est notamment le cas de Lire et Écrire en Région wallonne, qui intègre des apprentissages numériques à la formation d’alphabétisation. La formation aux outils numériques connectés et non connectés – et donc aux démarches que cela implique – fait plus systématiquement partie des apprentissages depuis 2020.

Enfin, sur un troisième plan, la « mise en incapacité » [9] des usagers à recourir à leurs droits se répercute en des bouleversements dans la manière d’aborder son travail en tant qu’intervenant social. Nous rejoignons ce que les sociologues Bertrand Ravon et Pierre Vidal-Naquet [10] nomment des « épreuves de professionnalité ». Il est question d’épreuves « au double sens d’éprouver une situation difficile et de faire la preuve de ses capacités à faire face ». Ces situations sont « perçues comme impossibles car saturées d’injonctions contradictoires ou inacceptables car dénuées de sens. [De ce point de vue], la notion d’épreuve permettrait de mettre l’accent sur le doute que peuvent exprimer les professionnels confrontés à la vulnérabilité de l’ordre social ». Au regard de la dématérialisation des services, la vulnérabilisation de l’ordre social impacte les professionnels par le glissement de missions initialement dévolues aux agents des services d’intérêt général vers les travailleurs de proximité. Les démarches administratives en ligne déléguées de la sorte à l’associatif – ainsi qu’aux médiateurs numériques situés dans des services publics – contiennent un fort potentiel de surcharge de travail et exposent les travailleurs à des « tensions éthiques et déontologiques » [11] dues à l’exercice de tâches non prévues dans leur objet social, pour lesquelles ils ne sont pas formés ainsi qu’à la confrontation à des informations confidentielles concernant le « demandeur d’aide ».

Ces tensions prennent en tenaille les travailleurs de proximité, entre la réception des demandes d’aide de citoyens et le souci de renvoyer la responsabilité aux services concernés censés pourtant œuvrer à l’intérêt général. L’hypertrophie de la numérisation des services et le non-recours aux droits qui en découle amènent ces mêmes travailleurs à devoir accorder une place de plus en plus importante dans leur temps de travail à la prévention des risques de rupture des droits face à la non-connaissance et la non-demande de multiples démarches. Ainsi, « souvent seuls à décider et à s’engager dans l’action, […] les professionnels font état d’une grande perplexité face à l’incertitude des situations rencontrées parce qu’ils n’arrivent plus à discerner au juste ce qu’il convient de faire » [12].

Les agents d’accueil et de guidance de Lire et Écrire, par exemple, font face à un afflux de demandes des apprenants les sollicitant pour envoyer un courriel, contacter leur assistant social, se connecter à itsme – voire installer l’application –, accéder aux déclarations d’impôts en ligne, effectuer un virement ou un ordre permanent et donc se connecter sur le compte en banque de l’apprenant… La liste est loin d’être finie et représente déjà de multiples cas produisant du doute sur la justesse de l’acte professionnel à poser. Cette perplexité et cette incertitude sont également rapportées par des travailleurs d’EPN [13] : confrontée à une demande massive, l’offre de médiation numérique semble insuffisante et désemparée en matière de savoir-faire et d’approche déontologique face à des personnes n’ayant que très peu de compétences numériques ainsi que face à des sollicitations pour des démarches à caractère confidentiel.

Réguler, revoir les bases

Les inégalités sociales aggravées par la numérisation des services ne sont pas sans conséquences sur d’autres pans du monde social. Elles ne fonctionnent pas comme une « fracture » qui n’attendrait qu’à être réparée [14], ne s’en tenant qu’à la personne peu autonome. Car si ces inégalités permettent l’émergence et l’augmentation de métiers dans l’aide au numérique, elles contaminent également le travail social par la remise en question du sens de l’action à mener.

À ce titre, les « épreuves de professionnalité », pour être régulées, gagnent à atteindre une phase de délibération. Ces nombreuses remises en question renferment en effet un besoin d’expression et de convergence afin d’exister socialement. C’est ce qui donna lieu à une journée d’échanges et de réflexions entre professionnels du social, médico-social et socioculturel afin de comprendre et d’agir sur la manière dont « le numérique questionne nos pratiques » [15]. De cette journée est issu un cahier de recommandations à destination des directions d’institutions et des décideurs politiques. Quelques-unes illustrent pertinemment le besoin « de favoriser un service de qualité et de proximité » [16] et donc de favoriser le recours aux droits :

  • « Garantir des permanences physiques, gratuites, en présentiel et sans rendez-vous »
  • « Penser l’utilisation du numérique en fonction de la personne accompagnée »
  • « Offrir le choix aux personnes des outils et types d’interactions »
  • « Penser les mesures ou modalités de fonctionnement du service sur base d’un principe d’équité, par exemple en veillant à ce qu’elles soient adaptées à tous les publics et qu’elles renforcent bien l’accès aux droits »
  • « Garantir l’accessibilité physique de base : "le numérique doit rester complémentaire aux autres modalités d’accès aux services" ».
  • « Organiser des audits participatifs afin de : vérifier que l’outil numérique soit adapté aux besoins des bénéficiaires et des professionnels ; qu’il n’y ait pas de redondance entre les outils ; que le travailleur ou la travailleuse sociale puisse faire correctement son travail ».

Ajoutons l’importance de plus en plus essentielle d’associer les populations en difficulté ou les organisations les représentant aux développements de dispositifs numériques, et ce dès leur phase de projection afin de définir leur plus-value ou non et la mesure dans laquelle leur conception comporte de l’exclusion. La même action devrait être menée avec les travailleurs sociaux, la numérisation et l’automatisation de leur travail engendrant dépossession et externalités négatives.

La lutte peut sembler vaine face au rouleau compresseur de la numérisation. Néanmoins, elle fédère, rappelle le besoin constant de vigilance critique pour continuer à exercer une mission de qualité dans les services aux personnes et s’avère nécessaire pour faire valoir l’accès aux droits sociaux.

Cet article fait partie de la revue Santé conjuguée et plus particulièrement du numéro intitulé Travail social en mutation.


[1À l’instar des ressorts discursifs de la violence symbolique qui l’amènent à être reconnue comme légitime (P. Bourdieu, Choses dites, Éd. de Minuit, 1987).

[2L. Boltanski, P. Bourdieu, La production de l’idéologie dominante, Raisons d’agir et Demopolis, 2008.

[3P. Brotcorne et al., Baromètre de l’inclusion numérique 2022, p.25 https://kbs-frb.be/fr/barometre-inclusion-numerique-2022

[4Être une femme peut aussi constituer un critère d’inégalité venant se cumuler aux autres évoqués.

[5V. Beaudouin, « De la publication à la conversation – Lecture et écriture électroniques », Réseaux, 116(6), 2002.

[6S. Van Neck, Des adultes en alphabétisation au rendez-vous avec le numérique en formation. À la croisée des apprentissages utilitaires et des bénéfices sociaux, Lire et Écrire Wallonie, 2022.

[7P. Warin, Le non-recours : définition et typologies, Odenore, 2010, https://odenore.msh-alpes.fr/sites/default/files/Mediatheque/Documents_pdf/documents_travail/wp1.pdf. Le non-recours ne se limite toutefois pas à « l’offre publique ».

[8R. Castel, C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001.

[9P. Mazet, Les conditionnalités implicites de l’accès aux droits à l’ère numérique, 2021, https://shs.hal.science/halshs-03218656/document.

[10B. Ravon, P. Vidal-Naquet, « L’épreuve de professionnalité : de la dynamique d’usure à la dynamique réflexive », SociologieS, 2016.

[11P. Mazet, op. cit.

[12B. Ravon, P. Vidal-Naquet, op. cit.

[13Rencontrés lors de deux évènements, en avril 2022 rassemblant les travailleurs des EPN de la province du Luxembourg et janvier 2023, concentrant ceux de l’ensemble de la Wallonie (https://www.pmtic.net/presentation/evenements/journee-annuelle-2023).

[14S. Van Neck, La « fracture numérique », un système de (dé)classement qui vous veut du bien. Quelques considérations critiques sur une notion au centre des préoccupations, 2022, https://lire-et-ecrire.be.

[15CLPS Brabant wallon, Comment le numérique questionne nos pratiques – Traces et suites de la journée, 2023, https://www.clps-bw.be/offre-de-service/formations-ateliers/comment-le-numerique-questionne-nos-pratiques-traces-et-suites-de-la-journee.

[16CLPS Brabant wallon, Cahier de recommandations – retour d’expériences, 2023, https://www.clps-bw.be/publications/productions/cahier-de-recommandations.