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La Constituante scolaire : penser l’école publique populaire à partir de Paulo Freire

Un article du Journal de l’alpha 222 : Alpha pop.

Dans ce second article [1], je voudrais revenir sur ce qui fut sans doute mon expérience la plus vaste guidée par la pensée de Paulo Freire. Suite à l’élection en 1998 d’un gouverneur d’État (État du Rio Grande du Sud, à l’extrême sud du Brésil) porteur d’un programme de démocratisation du pouvoir et de changement économique, je pris part à un processus visant à définir une politique éducative globale avec participation populaire, la Constituante scolaire [2].

Julia Petri, formatrice, ITECO

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Le programme du nouveau gouvernement élu prévoyait la participation des organisations de la société civile, des mouvements sociaux… dans la définition de sa politique éducative. Pour comprendre sur quel socle s’est bâti le processus de Constituante, il est important de revenir sur les principes et approches qu’elle s’efforçait de traduire.

Accroitre et améliorer la participation populaire sont des conditions pour pratiquer et consolider la démocratie participative dans laquelle être sujet ne signifie pas seulement voter et déléguer son pouvoir mais surtout participer, interférer dans la définition des politiques économiques et sociales. La participation populaire va au-delà des élections lorsqu’elle devient un processus social qui donne la possibilité aux couches populaires, outre de manifester leurs inquiétudes, intérêts et besoins, de participer à l’élaboration et à la prise de décisions ainsi que de contrôler leur mise en œuvre. Traiter de la participation populaire, c’est traiter nécessairement de la construction de l’être humain comme sujet transformateur de l’histoire. Dans ce cadre, nous rencontrons une nouvelle forme de relation entre l’éducation et la construction de l’être humain. La pratique dans les mouvements sociaux populaires ne requiert pas que les travailleureuses soient « éduquées ». On n’éduque pas pour former des sujets : la formation des sujets se produit dans les actions et les mouvements qui se développent dans la lutte populaire. De même, la lutte pour l’éducation, pour le droit à l’école, pour la transformation de son rôle et pour le développement de sa pratique éducative construit chez les sujets une nouvelle vision de la société, une culture politique où ils s’identifient effectivement en tant que sujets transformateurs et constructeurs de l’histoire.

Ainsi, en tant que processus de construction de l’éducation publique populaire dans le Rio Grande du Sud, la Constituante scolaire a réuni parents, étudiantes, éducateurrices, fonctionnaires et organisations populaires pour penser l’école, les institutions de l’enseignement supérieur et les institutions publiques. Pour discuter par exemple du rôle joué par l’école à différents moments du développement de la communauté où elle s’intègre, de l’État et du pays. En analysant la pratique quotidienne et la réalité concrète immédiate comme manifestation de contradictions macrostructurelles, il s’agissait non seulement de rassembler un ensemble d’éléments expliquant ces contradictions mais aussi des propositions et des opportunités permettant de les transformer, de les dépasser. Ce processus s’articulait à une stratégie, un projet politique de libération, de construction du pouvoir populaire. Ainsi, la perception de la réalité vécue par le groupe et l’étude de cette réalité constituaient le point de départ et la matière première du processus.

Dans la conception méthodologique dialectique de la connaissance, le point de départ du processus de construction de cette connaissance est la pratique sociale concrète et la réalité où elle se produit. Dans la Constituante scolaire, la conception dialectique de la connaissance s’est traduite par quelques postulats de départ :

  1. L’éducation est un droit de toutes les citoyennes, en particulier de toutes celles et ceux qui ne peuvent même pas entrer à l’école ou qui en sont exclues.
  2. Il convient de centrer la méthode de gestion des politiques publiques d’éducation sur la participation populaire et d’assurer les conditions de construction collective de l’éducation que nous voulons.
  3. La capacité de dialogue est le fondement d’un projet humaniste et solidaire, respectueux des différences et de la pluralité des visions du monde, mais néanmoins critique et propositionnel face aux inégalités et injustices sociales.
  4. Radicaliser la démocratie doit être l’objectif stratégique d’un gouvernement engagé aux côtés des intérêts de la majorité, des classes populaires, stimulant la cogestion de la sphère publique.
  5. L’utopie constitue l’élément fondateur du système éducatif que nous voulons et d’un modèle de développement socioéconomique durable, possible et nécessaire pour l’immense majorité des exploités et marginalisés par le système capitaliste. L’utopie est la force motrice impulsant la société que nous voulons construire.

Un des rôles fondamentaux de l’éducation populaire est de connaitre la réalité et de proposer des alternatives pour la transformer à tous moments. Entre les diverses alternatives méthodologiques qui existaient pour développer le processus de Constituante scolaire, nous avons opté pour la recherche participative en vue d’apporter en même temps une pratique de participation, de recherche et d’action éducative. Le travail s’est construit sur base de groupes organisés formulant des propositions pratiques d’intervention sur leurs réalités. Pour que les principes et lignes directrices de l’éducation dans le réseau public de notre État soient assumés par l’ensemble de la société et de la communauté scolaire, il fallait qu’ils proviennent d’une pratique effective de participation lors de leur élaboration et définition. Pour ce faire, leur construction fut précédée d’un vaste travail d’identification des besoins présents dans la réalité scolaire et éducative, articulé à une analyse et une compréhension des facteurs qui déterminaient cette réalité.

La construction de « l’inédit viable » [3] : les cinq moments du processus

La Constituante scolaire fut organisée en cinq grands moments, soutenus et accompagnés par des coordinations (générale, régionales et dans les écoles). Ces moments étaient étroitement articulés entre eux pour constituer une globalité. Pour chaque moment du processus, nous avons élaboré des outils pédagogiques spécifiques, et la systématisation d’un moment déclenchait le moment suivant.

Le premier moment, qui eut lieu le 22 avril 1999, fut celui du lancement de la Constituante scolaire au centre du secrétariat d’État à l’Éducation, en présence de représentants de la communauté scolaire, de la société civile, d’organismes publics, d’institutions d’enseignement supérieur et de personnalités politiques. Afin de sensibiliser la société à la proposition qui avait été élaborée, des lancements régionaux de la Constituante furent aussi organisés. Ce fut le moment de discuter sur comment développer le travail et de choisir les coordinations à mettre en place dans chaque école ainsi qu’au niveau régional.

Le deuxième moment, qui se déroula de mai à novembre 1999, était centré sur l’étude de la réalité locale et régionale ainsi que sur la récupération des pratiques pédagogiques des écoles et organisations populaires. Parmi les pratiques identifiées et analysées, citons les méthodologies utilisées par les professeurs, différentes formes de participation de la communauté dans la gestion de l’école, des projets alternatifs réalisés dans divers domaines de la connaissance. Ce fut aussi un riche moment de récupération de l’histoire de l’école dans la communauté, de son rôle tout au long de son histoire et dans le développement de la communauté et de la région. L’analyse des pratiques mit en lumière les tensions principales et les difficultés rencontrées quotidiennement par l’école publique. À partir de là fut défini un ensemble de 25 thèmes générateurs de référence [4], articulés en quatre thématiques et appelés à structurer les débats. Parmi les thèmes définis, le décrochage et le redoublement, la gestion démocratique, le travail de l’enfant et de l’adolescent, la violence, l’éducation en milieu rural, le projet de développement et l’éducation, la formation des travailleurs en éducation, la connaissance scientifique et le savoir populaire.

Le troisième moment fut marqué par l’approfondissement de ces thématiques au cours des mois qui suivirent, et ce jusqu’en juin 2000. Ce fut un moment d’étude et de lecture de références théoriques importantes. Pour soutenir le débat, 25 documents théoriques, correspondant aux 25 thèmes définis, furent élaborés. Assurant la continuité de la logique méthodologique du processus comme un tout, chaque cahier thématique partait des questions liées à la pratique quotidienne des écoles, à travers une problématisation initiale du thème. Il présentait des questionnements permettant de relier l’étude et la réalité de l’école. La problématisation fut suivie de textes d’approfondissement théorique et de questions visant l’élaboration de plans d’action, soulignant la nécessité de propositions concrètes de changements adaptées à la réalité de chaque école.

Le quatrième moment fut celui des définitions. Les principes et lignes directrices de la proposition éducative furent élaborés à partir du cheminement menant à l’approfondissement thématique et systématisés dans un texte de base. Durant les 191 conférences municipales ou microrégionales, réalisées du 10 au 26 juillet 2000, plus de 60 000 personnes approfondirent le texte de base et identifièrent des suggestions de changements et/ou d’améliorations des principes et lignes directrices proposés. La systématisation du débat et des suggestions présentées lors de ces préconférences fut le point de départ du texte de base pour les conférences régionales. En aout, lors de 31 conférences régionales, le texte fut à nouveau discuté en profondeur avec la participation de près de 9 000 personnes élues lors des préconférences municipales ou microrégionales.

Enfin, une conférence au niveau de l’État fut organisée afin de construire une nouvelle version du texte à partir des débats régionaux, cette fois encore à partir d’une discussion détaillée en groupes de travail. Après le débat en sous-groupes, chaque proposition de principe et de ligne directrice fut analysée et adoptée en plénière finale de la conférence qui put compter sur la participation attentive, exigeante et joyeuse de 3 500 délégués élus lors des préconférences régionales.

Le cinquième moment regardait vers l’avenir. En un peu plus d’un an et demi, nous avions rencontré notre premier défi. Pour la première fois dans l’histoire de notre État, de nombreuses personnes avaient été des sujets effectifs de la construction des chemins de l’école publique populaire de l’État. Le travail ne faisait cependant que commencer ! Beaucoup de défis nous attendaient et nous allions avoir besoin de courage et d’audace pour faire face aux peurs et limites que nous rencontrerions certainement à l’avenir. Ce serait l’étape de la (re)construction de projets politicopédagogiques. Le défi était encore plus grand qu’au départ : construire de nouvelles pratiques, basées sur les principes et lignes directrices élaborés et définis à partir des pratiques existantes.

Ce cinquième moment a permis aux écoles, aux instances régionales et centrale du secrétariat d’État à l’Éducation d’élaborer leur projet politicopédagogique et le règlement de leur organisation et fonctionnement. Ces documents ont été produits dans la même logique que celle qui a orienté le processus de définition des principes et lignes directrices approuvés par la conférence. Après quatre mois de travail, chaque école et les instances du secrétariat ont envoyé leurs documents au Conseil de l’éducation de l’État pour être analysés et acceptés comme des « lois » qui organiseraient le choix des formations selon les spécificités du contexte local, la participation et la prise de décisions des différents groupes de la communauté scolaire, les programmes d’études, les modèles d’évaluation des apprentissages, entre autres.

Le premier « inédit viable » venait de se concrétiser : pour la première fois dans l’histoire de l’éducation de l’État du Rio Grande du Sud, les projets politicopédagogiques et les règlements des écoles étaient élaborés à partir des définitions prises avec la participation populaire. Pour la première fois dans cette histoire, ces documents n’ont pas été rédigés dans un bureau et envoyés à la communauté pour qu’elle les mette en œuvre, une pratique qui perdurait depuis le début de la création des institutions scolaires au Brésil.

De nouveaux « inédits viables » étaient encore à construire, dans un mouvement permanent pour une autre école, pour une autre éducation publique et populaire. Le moment de formaliser de nouvelles pratiques pour transformer l’école et le système éducatif, et contribuer à des changements majeurs dans les relations sociales, affectives, culturelles, politiques et économiques dont nous avions besoin pour bâtir une vie digne de notre qualité d’êtres humains.


[1Le premier article, Ma route avec Paulo Freire, est publié dans le Journal de l’alpha, no 222, septembre 2021, pp. 61-71.

[2À cette période, l’État du Rio Grande du Sud comptait 3 026 écoles avec plus de 150 000 travailleurs et travailleuses en éducation.

[3Voir encadré p. 67 de l’article Ma route avec Paulo Freire (op. cit.).

[4Ibid., p. 66.