Par Aurélie
Lorsqu’elles s’adressent à un organisme d’insertion socioprofessionnelle [1], les personnes en situation d’illettrisme qui cherchent un emploi ou souhaitent se former professionnellement se voient généralement proposer une étape de « préformation ». Ce parcours implique le suivi d’une formation d’alphabétisation afin d’acquérir les compétences de base en lecture, écriture et calcul qui leur ouvriront l’accès à une formation professionnelle, débouchant idéalement sur leur mise à l’emploi. Or ce parcours de formation, que l’on peut qualifier de séquentiel ou linéaire, ne semble pas répondre à la demande de certaines personnes, parce qu’il reporte à plusieurs mois, voire à plusieurs années, la concrétisation de leur projet professionnel et engendre des tensions liées au non-accès à l’emploi. En effet, les personnes s’adressant à un organisme d’insertion socioprofessionnelle sont dans une majorité de cas des personnes précarisées qui perçoivent des allocations de chômage ou un revenu d’intégration sociale et qui vivent sous la pression, voire la menace, de perdre leur droit aux allocations si elles ne s’activent pas à prouver leurs démarches d’insertion professionnelle [2]. Les rythmes de formation qui relèvent de l’approche linéaire ou séquentielle du parcours de formation paraissent donc en inadéquation avec les contraintes temporelles que leur impose l’administration (dégressivité des allocations de chômage, exclusion du droit à ces allocations), ce type d’approche allongeant leur parcours de formation.
L’approche séquentielle du parcours de formation semble pourtant être largement représentative des pratiques à l’œuvre dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle.
Certains organismes d’alphabétisation et d’insertion socioprofessionnelle ont cependant développé des pratiques de collaboration, qui donnent l’occasion aux personnes illettrées de concrétiser plus rapidement leur projet professionnel et de réduire le temps de leur parcours de formation. Ces collaborations consistent en une déclinaison de partenariats proposant des dispositifs qui articulent temps de formation professionnelle et d’alphabétisation, de manière plus ou moins intégrée selon les cas. On parle de formations concomitantes. Au-delà du temps réduit du parcours, ce type de dispositifs présente des avantages pédagogiques certains.
Approche linéaire versus approche intégrée des parcours de formation
Dans l’approche linéaire ou séquentielle du parcours de formation, la plus courante, les personnes ne maitrisant pas suffisamment les compétences de base sont « recalées » au moment des tests d’entrée des formations professionnelles. Elles sont dès lors (dans les meilleurs des cas) orientées vers des organismes d’alpha.
Pour faciliter le cheminement des apprenants vers la formation professionnelle de leur choix, les organismes d’alphabétisation collaborent, de manière formelle ou informelle, avec des centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) afin de connaître les compétences requises pour intégrer les formations professionnalisantes, de sorte à pouvoir travailler ces compétences dans le cadre de leurs formations d’alphabétisation. C’est d’autant plus important du fait que les différents organismes d’insertion socioprofessionnelle ont chacun leurs propres tests, leur propre manière de les construire, de les interpréter, mais aussi leur manière de les faire passer et d’en tenir compte ou pas dans la sélection effectuée à l’entrée en formation.
L’approche concomitante du parcours de formation suppose quant à elle des liens de collaboration plus étroits entre les organismes d’alphabétisation et les CISP, selon une perspective intégrée des différentes formations qu’ils dispensent respectivement. Dans ce cadre, les formes de partenariat et degrés de collaboration sont divers. Dans une recherche consacrée à ce type de dispositifs, menée en 2014-2015 par Lire et Écrire en Wallonie [3], trois types de collaborations ont été relevés.
L’intégration d’une formation d’alphabétisation dans un parcours de formation professionnelle
Un tel partenariat a notamment été conclu entre Lire et Écrire Centre-Mons-Borinage et un CISP proposant une formation en vente. Dans le cadre de cette collaboration, une formatrice du CISP dispense un cours de technique de vente, auquel vient s’articuler une formation d’alphabétisation ou un cours de remise à niveau en français et en mathématiques, respectivement donnés par la formatrice de Lire et Écrire et par la formatrice en français/maths du CISP. Les contenus de ces formations, donnés en partie dans les locaux du CISP et en partie dans ceux de Lire et Écrire, à raison de 7 heures par semaine, sont largement basés sur les domaines et le vocabulaire propres aux métiers concernés. Les apprenants sont orientés vers ces cours en fonction du niveau qu’ils ont atteint au test de positionnement que le CISP leur a fait passer en début des sessions de formation. Des évaluations sont par ailleurs régulièrement réalisées pour permettre à certains apprenants d’intégrer le cours de remise à niveau s’adressant aux personnes qui maîtrisent les compétences de base.
L’articulation d’une formation d’alphabétisation à une formation professionnelle
Un partenariat de cette forme existe entre Lire et Écrire Charleroi-Sud-Hainaut et un CISP qui développe deux filières de formation : l’horticulture et le textile (repassage, couture, buanderie et vente de vêtements de seconde main). La formation d’alphabétisation se donne dans les locaux du CISP. Les apprenants du CISP bénéficient de six heures de formation d’alphabétisation par semaine, dans un groupe où sont également inscrites des personnes ne suivant pas de formation professionnelle. Le formateur d’alphabétisation adapte le contenu de sa formation selon que les apprenants du CISP sont plus ou moins nombreux. Les membres impliqués dans ce partenariat se rencontrent dans le cadre d’un comité de pilotage, qui se réunit environ deux fois par an.
La conclusion de conventions individuelles, actant l’alternance de temps de formation professionnelle et d’alphabétisation
Ce troisième type de partenariat existe par exemple entre Lire et Écrire Luxembourg et un CISP proposant deux filières de formation : l’Horeca (cuisine de collectivité) et les travaux de conditionnement et de reliure semi-industrielle. Dans ce cadre, des conventions sont signées pour chaque apprenant entre les deux structures, actant un temps de formation de trois jours minimum par semaine dans le CISP et d’un ou deux jours en alphabétisation, dans un groupe existant. Les partenaires concluent une convention sur base d’un entretien préalable avec l’apprenant, au cours duquel ils déterminent si celui-ci doit suivre un ou deux jours de formation en alphabétisation.
Remarquons que le temps de coordination entre les deux organismes de formation est plus conséquent dans le premier type de collaboration, tout comme l’articulation des contenus de la formation d’alphabétisation et de la formation métier. C’est dans le troisième type de partenariat que ces paramètres sont les moins conséquents.
Atouts et difficultés liés aux dispositifs concomitants
Pour Lire et Écrire, mais aussi de l’avis de plusieurs organismes d’insertion socioprofessionnelle interrogés dans le cadre de la recherche déjà mentionnée, il faudrait multiplier les expériences de formations concomitantes, une telle approche intégrée présentant de nombreux avantages. Non seulement elle présente l’intérêt de pouvoir répondre à la demande de personnes illettrées d’accéder à un emploi ou à une formation professionnelle, et donc d’accéder plus vite à leur projet concret ; mais cette approche permet aussi de pallier en partie les difficultés souvent rencontrées par ces personnes lors de leur passage entre un organisme d’alphabétisation et un organisme d’insertion socioprofessionnelle – passage considéré par plusieurs acteurs du secteur comme trop abrupt du fait du manque de lien et de concertation entre les uns et les autres.
Tous mettaient également en exergue des intérêts d’ordre pédagogique. Il leur apparait notamment que l’ancrage de la formation aux savoirs de base dans la formation qualifiante permet d’articuler les contenus des deux formations de manière cohérente et concrète. Les deux volets de la formation peuvent ainsi s’entretenir et se renforcer mutuellement : la formation métier permet aux stagiaires d’exercer et de développer, en situation, à la fois des compétences techniques, sociales, linguistiques et mathématiques ; tandis qu’en formation de base, les contenus peuvent s’enraciner concrètement dans le champ d’un métier spécifique, en lien avec les projets professionnels des stagiaires. Le fait de mettre en lien l’apprentissage de la langue avec une matière qui mobilise au premier chef les stagiaires, avec des situations « authentiques » dans lesquelles la langue peut être utilisée, donne en effet un sens très concret aux apprentissages linguistiques. Ceux-ci sont donc réalisés plus facilement, et les apprenants prennent également conscience de leurs progrès plus rapidement, ce qui renforce leur confiance en eux et leur investissement dans la formation. Le fait de fonder l’apprentissage de la langue sur un vocabulaire propre au métier, auquel les apprenants sont formés en parallèle, favorise également les apprentissages techniques.
Malgré leur intérêt, la mise en place de dispositifs de formation concomitants pose cependant une série de difficultés aux associations.
Les obstacles identifiés sont :
- de type financier – les associations peuvent être en difficulté au niveau des heures de formation susceptibles d’être justifiées, les heures où les apprenants sont dans les autres associations ne pouvant pas être valorisées ;
- de type administratif – le nouveau décret CISP induit des contraintes administratives lourdes en cas de conclusion d’un partenariat entre un organisme d’alphabétisation et un CISP ;
- et de type pédagogique/organisationnel – différents modèles existent avec des variations dans la répartition des heures entre les deux formations, dans la composition des groupes alpha (soit un groupe rassemblant des personnes suivant différentes formations métiers, soit des personnes en formation métier intégrant individuellement un groupe alpha qui ne s’adresse pas uniquement à des personnes en formation professionnelle).
Les formations concomitantes nécessitent en outre un investissement significatif sur le plan pédagogique, tant de la part des formateurs en alphabétisation que des formateurs métiers. Les travailleurs ayant participé à la recherche de Lire et Écrire en Wallonie ont notamment mis l’accent sur la parfois difficile appropriation des contenus de la formation métier pour les formateurs d’alphabétisation en vue d’articuler les contenus des deux formations ; sur la nécessité de rechercher constamment des complémentarités entre les deux formations, sans tomber dans une approche purement utilitariste de l’alphabétisation ; ainsi que sur le manque de temps pour que les formateurs alpha et métiers puissent travailler conjointement les aspects pédagogiques de leur partenariat et coordonner ainsi leurs actions (ce temps nécessaire n’étant pas valorisable d’un point de vue financier).
Conclusions et perspectives
En 1994, dans une étude consacrée aux liens entre alphabétisation et insertion socioprofessionnelle [4], Catherine Stercq faisait le constat que l’approche linéaire du parcours de formation conduisait in fine à exclure les personnes analphabètes des actions d’insertion socioprofessionnelle. Ce constat, ainsi que les hypothèses qu’elle avançait quant à la méconnaissance, de la part des travailleurs du secteur de l’insertion socioprofessionnelle, des outils existants pour aborder les questions de l’alphabétisation, à leur manque de moyens en termes de temps et de formation pédagogique et au déficit de coordination entre les différents acteurs de l’insertion socioprofessionnelle semblent toujours d’actualité. Les tests d’entrée des CISP, bien qu’ils diffèrent d’un organisme à l’autre, sont quant à eux souvent très formels, voire pointus, et excluent des personnes qui disposent pourtant d’une grande motivation et de ressources pour s’investir avec succès dans la formation qu’elles visent.
Les initiatives de ces dernières années en matière de concomitance semblent révélatrices des manquements de l’approche linéaire généralement proposée aux personnes illettrées. Une telle hypothèse est renforcée par les témoignages de travailleurs du secteur de l’insertion socioprofessionnelle, recueillis lors de la recherche qui a servi à l’écriture de cet article : qu’ils aient ou non une expérience du travail concomitant, ceux-ci se sont exprimés en faveur de la formation en alternance, via des dispositifs concomitants, pour les personnes qui en font la demande. D’une part, ils considèrent que les difficultés de lecture et d’écriture de ces personnes ne peuvent constituer systématiquement un frein au suivi d’une formation métier dans laquelle elles souhaitent s’engager ; et d’autre part, ils estiment que, parallèlement à leur formation métier, les apprenants doivent pouvoir continuer leur apprentissage du français et des mathématiques.
La multiplication des dispositifs concomitants se heurte toutefois, comme on l’a vu, à différents types d’obstacles. Au-delà des freins administratifs et financiers qui devraient être levés à un niveau politique, les organismes d’insertion socioprofessionnelle et d’alpha qui collaborent dans un tel cadre doivent considérer ensemble différentes questions pour établir les modalités précises des dispositifs à mettre sur pied, notamment : la durée d’une éventuelle formation préalable d’alphabétisation ; le nombre d’heures de formation d’alphabétisation dans le dispositif concomitant ; l’articulation des contenus et leur appropriation respective par les formateurs des deux types de filières ; et la définition d’un temps à accorder à la coordination des actions d’alphabétisation et d’insertion socioprofessionnelle pour travailler les aspects pédagogiques du partenariat.
Aurélie
Lire et Écrire en Wallonie.