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Édito du Journal de l’alpha 226

Apprendre des apprenantes

Éditorial du Journal de l’alpha 226 : Apprendre des apprenantes.

« Apprendre des apprenantes » est une de ces quelques phrases clés qui expriment en peu de mots une option pédagogique forte. Formule limpide qui puise sa force d’évocation dans ce qui peut apparaitre comme un paradoxe : les apprenantes vont m’apprendre à moi, formateur-formatrice, qui suis pourtant là pour leur apprendre.

Pour celles et ceux qui ne se sont jamais vraiment interrogées sur cette « théorie-pratique » qu’est la pédagogie [1], d’emblée l’expression bouscule la représentation traditionnelle en inversant la relation formateurrice-formée et en questionnant les savoirs jugés dignes d’apprentissage. Elle invite chacune à un nouvel imaginaire pour se représenter autrement l’espace de formation.

Pour celles et ceux qui développent des pratiques d’alphabétisation, l’énoncé « apprendre des apprenantes » peut jouer comme un mantra, un instrument pour penser la formation autour de questions fondamentales et tout à fait concrètes : qu’est-ce que j’ai besoin de savoir des apprenantes pour construire le dispositif de formation, l’adapter et l’évaluer ? Qu’est-ce que j’ai besoin de comprendre ? Quelle posture adopter [2] ? En quoi le choix des méthodes, des outils, des techniques… que je propose vont-ils favoriser – ou pas – des dynamiques d’échanges, de coconstructions dans le groupe, vont-ils permettre – ou pas – le renforcement de l’estime de soi, la confiance et l’autonomie ?…

La limpidité de la formulation permet d’entrer rapidement dans une pratique d’alphabétisation, sans le « passage préalable et obligé » par les théories de l’apprentissage et les pédagogies. C’est le cas pour la grande majorité des formateurrices du secteur de l’alphabétisation en Fédération Wallonie-Bruxelles dont la professionnalisation se construit à partir du terrain d’action [3].

Limpidité ne signifie cependant pas simplicité. À l’évidence, les contributions à ce Journal de l’alpha sont autant de cheminements, non pas compliqués mais bien complexes. Les pratiques qui y sont partagées bousculent parfois et toujours transforment les acteurrices impliquées. En parcourant les contributions, en s’attardant sur l’une plutôt que sur l’autre, en tant que lecteurrice, nous sommes nous aussi invitées à voir et à réfléchir autrement.

Dans ce foisonnement, deux fils se tissent, se défont et se ré(en)mêlent l’un à l’autre : celui de l’égalité et celui des savoirs. C’est au cœur même de l’alphabétisation populaire que se travaillent les questions liées à la relation entre savoirs et pouvoirs.

Quels sont les savoirs que les apprenantes amènent en formation ? Lesquels apparaissent par surprise, lesquels sollicitons-nous ? Ce sont en général des savoirs d’expériences de vie, manuels, culturels, techniques ou technicopratiques… que les apprenantes mettent en évidence. Ces savoirs qui, dans la société scolarisée, lettrée et technologique qui est la nôtre, sont peu estimés, voire méprisés, et ne sont pas porteurs de reconnaissance sociale. Par ce biais, les rapports sociaux inégalitaires s’alimentent et s’autojustifient d’inégalités culturelles. Dans un tel contexte, à travers l’attention que nous y accordons – ou pas – en formation, dans notre association ou au niveau institutionnel, comment jugeons-nous ces savoirs, comment différencions-nous l’intéressant, le nécessaire, l’anecdotique ? Comment ces savoirs jouent-ils et appuient-ils – ou pas – les processus à la fois d’émancipation, de changement et d’apprentissage de ces si « socialement normés » langages fondamentaux ?

Dans cette dernière question, il y a une tension spécifique à l’alphabétisation populaire à laquelle plusieurs éclairages différenciés sont apportés dans ce Journal de l’alpha. Savoirs d’expériences et savoirs académiques n’ont pas la même valeur dans notre société. La valeur est relative à la fois aux hiérarchies sociales, aux milieux de vie et aux situations de vie. Sur une ile déserte, mieux vaut savoir faire un feu que lire et écrire… et on peut parier que celui ou celle qui sait faire un feu dans un groupe de naufragées (ou de participantes à Koh-Lanta) aura un statut envié !

Comme il y a des inégalités sociales, il y a des inégalités de savoirs et de pouvoirs d’action. C’est le sens même de l’alphabétisation populaire que d’accompagner des processus de prise de conscience, d’analyse critique et d’action pour plus d’égalité [4] par l’apprentissage des langages fondamentaux. Ceci implique un processus de compréhension critique des langages et de leurs « normes » pour pouvoir les utiliser, les transformer ou les rejeter…

Sylvie Pinchart, directrice,
Lire et Écrire Communauté française.


[1Dans notre cadre de référence pédagogique, la définition de la pédagogie que nous avons retenue est celle d’Etiennette Vellas, soit une théorie pratique qui articule intention politique, conception de l’apprentissage et pratiques (méthodes, outils et techniques). Voir : Aurélie Audemar et Catherine Stercq (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, p. 81.

[2Voir la posture proposée par notre cadre de référence pédagogique où le fait pour le formateur, la formatrice de reconnaitre les expériences et les savoirs des apprenantes et d’abandonner un statut d’expert est central : Aurélie Audemar et Catherine Stercq (coord.), op. cit., pp. 82-83.

[3Voir : Aurélie Leroy, La professionnalisation du métier de formateur en alpha. Une pluralité d’enjeux pour une pluralité de conceptions, Lire et Écrire Communauté française, décembre 2020.

[4Conviction partagée par les nombreux acteurs de l’Éducation permanente en Fédération Wallonie-Bruxelles qui s’inscrivent dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle (Décret relatif au soutien de l’action associative dans le champ de l’Éducation permanente, 17 juillet 2003.