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La recherche Spiral [1], commanditée par le comité de pilotage en alphabétisation, a mis en évidence que de nombreux acteurs de l’alphabétisation sont en demande d’une professionnalisation accrue, particulièrement du métier de formateur. Cette enquête s’est adressée au secteur de l’alphabétisation en Fédération Wallonie-Bruxelles [2], toutes politiques de subventionnement confondues, incluant donc les opérateurs financés par la Cohésion sociale, l’Action sociale, l’Éducation permanente, l’Insertion socioprofessionnelle et l’Enseignement de promotion sociale.
Bien que la plupart des répondants à l’enquête souhaitent renforcer les échanges de pratique et la formation continuée [3] (deux tiers affirment qu’elle devrait être obligatoire et un tiers expriment qu’elle devrait simplement être encouragée mais non obligatoire), l’attention se porte également sur la formation de base. Il n’existe actuellement pas de filière unique de qualification pour ce métier. Il y a donc une grande diversité de profils chez les formateurs en alphabétisation, tant en termes de statut (salarié ou volontaire) que de formation initiale (du CEB au niveau universitaire, avec des orientations variées). Il ressort aussi que les formations de base existantes ne font pas l’unanimité auprès des répondants [4]. Selon l’enquête, deux tiers des répondants estiment que la formation est actuellement insuffisante, sachant que deux tiers des répondants ont suivi une formation spécifique pour être formateur en alphabétisation [5]. En outre, ce sont les personnes diplômées du type court qui sont les plus favorables à cette formation de base commune [6].
Quoi qu’il en soit, deux tiers des personnes interrogées sont favorables à la mise en place d’une formation de base au métier de formateur commune et obligatoire (un tiers est contre [7]) pour tous les formateurs. Celle-ci, selon les résultats de l’enquête, devrait être coorganisée et codispensée par les organisations de terrain et des institutions d’éducation formelle (Haute École ou Enseignement de promotion sociale), pour leur côté certifiant. Une collaboration avec l’Université est peu citée. Les répondants mettent en avant qu’une telle formation doit être ancrée dans les réalités des opérateurs d’alphabétisation et répondre aux besoins des participants. La mise en place d’une réflexion conjointe sur cette formation initiale pourrait aussi renforcer la cohérence du secteur et la construction de balises communes, selon l’enquête.
Si le débat sur la professionnalisation se traduit dans l’enquête par des demandes en termes de formation initiale et continue, il nous parait fondamental de questionner les objectifs qu’elles poursuivent. Comment les acteurs de l’alpha se représentent-ils et définissent-ils la professionnalisation de leur métier ? Que recouvre ce vocable ?
Notre projet, dans ce premier volet d’analyse, consiste, d’une part, à cerner la notion de professionnalisation et, d’autre part, à interroger ses visées : pour quelles raisons professionnaliser le métier de formateur en alpha ? Quels objectifs poursuivre ? Pour quels enjeux ? Notre périmètre d’analyse se situant au niveau sectoriel, nous nous appuierons sur les résultats de l’enquête Spiral et de ses compléments [8].
La professionnalisation : de quoi parle-t-on ?
Professionnalisation, professionnaliser, professionnalisme… sont des termes couramment mis sur la scène dans les milieux de la formation et du travail, devenus des sortes de garant de la légitimité des actions de formation développées. La professionnalisation est toutefois un mot-valise qu’il convient d’expliciter pour en définir les contours. Cette expression renvoie tout d’abord, dans le sens commun, aux questions : qu’est-ce qu’une profession ? Qu’est-ce qu’un métier ? Concepts que nous allons clarifier dès à présent.
À l’origine, la notion de métier était plutôt associée à des activités manuelles tandis que celle de profession relevait davantage d’activités intellectuelles. Suite à la tertiarisation du travail et le développement des métiers de l’humain [9], le terme profession a pris un sens beaucoup plus large de sorte que cette distinction ne fait plus beaucoup sens aujourd’hui.
Dans la terminologie anglo-saxonne, le terme de métier se distingue clairement de celui de profession. Une profession se définit ainsi par des règles d’accès (diplôme spécifique de haut niveau, monopole dans l’exercice), d’auto-organisation (présence d’une association professionnelle, d’un code de déontologie), d’autonomie et de prestige social. Dans cette optique, les avocats, médecins, architectes représentent les figures emblématiques des professions. Proche de cette notion, on retrouve, pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, la notion de profession réglementée, définie comme une activité ou un ensemble d’activités professionnelles dont l’accès, l’exercice ou une des modalités d’exercice (par exemple, l’utilisation d’un titre professionnel) est subordonné directement ou indirectement à la possession de qualifications professionnelles déterminées (diplôme, formation, réalisation de stages professionnels, etc.) et ce en vertu de dispositions législatives, réglementaires ou administratives spécifiques.
Contrairement à son usage anglo-saxon, métier et profession ont des sens très proches en langue française. La notion de profession est employée dans des sens différents et hétérogènes (comme profession libérale, branche professionnelle, vocation, occupation, etc.) Le terme de profession est donc polysémique et renvoie à une multitude d’usages. Mais, comme le souligne Philippe Perrenoud [10], on peut construire sur le terme de profession toutes sortes de verbes ou de substantifs dérivés, tels que professionnaliser, professionnalité, professionnalisme, professionnalisation, alors que la notion de métier ne s’y prête pas.
La professionnalisation est donc employée, de manière générale, pour signifier une qualité ou une évolution spécifique d’un métier. Elle est d’ailleurs, souvent appréhendée en termes de processus, renvoyant par là, l’idée d’une organisation dans le temps, d’un passage vers, d’une évolution. Selon cet auteur, plusieurs sens sont possibles :
- Dans un premier sens, le plus élémentaire, la professionnalisation désigne l’accession progressive d’un travail au statut de métier ou de profession. C’est dans ce sens que l’on parle de professionnalisation des soins infirmiers, par exemple, pour signifier le passage de tâches autrefois assumées par les religieuses à titre bénévole aux infirmiers et infirmières dorénavant rémunérées pour le travail accompli. Dans les sociétés marchandes, poursuit l’auteur, le métier se caractérise tout d’abord par le revenu qui s’y attache, salaire ou honoraires.
- Dans un second sens, la professionnalisation d’un métier renvoie au fait qu’il fait l’objet d’une formation de plus en plus spécifique, d’une formation professionnelle afin d’être reconnu comme qualifié, disposant d’une expertise dans son domaine. Elle aboutit, habituellement, à une formation certifiée, qui garantit une qualification professionnelle aux yeux de tiers.
- Dans un troisième sens, on peut appeler professionnalisation le processus de socialisation spécifique à un métier, de passage progressif d’une formation générale à une formation professionnelle. Il inclut donc le processus d’apprentissage du métier et de construction d’une identité professionnelle, d’acquisition de règles éthiques.
- Dans un quatrième sens, la professionnalisation renvoie à un processus de qualification, à une évolution progressive d’une personne à l’intérieur d’un métier, vers davantage de rigueur, d’efficacité. Dans ce cadre, la formation continue représente un vecteur important de professionnalisation, au sein duquel les personnes peuvent accroître et maitriser les savoirs et compétences propres au métier ainsi que leurs règles éthiques.
La professionnalisation recouvre donc des réalités différentes pouvant se superposer. On ne s’étonnera donc pas à ce que la professionnalisation soit définie, décrite dans un sens ou dans l’autre, selon les contextes et les enjeux en présence. Nous verrons qu’au travers des discours des acteurs en alphabétisation ayant répondu à l’enquête sectorielle Spiral, les sens attribués à la professionnalisation du métier de formateur sont aussi multiples et reflètent différents enjeux. En outre, elle renvoie autant à la formation initiale qu’à la formation continuée d’un métier.
La notion de professionnalisation porte une charge idéologique forte
, souligne Richard Wittorski [11]. Le vocable de professionnalisation, nous explique cet auteur, est apparu, dans des espaces et des époques différentes, pour signifier diverses intentions sociales. Apparu à la fin 19e siècle, il traduisait davantage la volonté de groupes sociaux cherchant à accroître leur place sur un marché libre concurrentiel. À partir des années 70 et 80, il se développe dans un contexte marqué par de nouvelles valeurs sociales telle la culture de l’autonomie, de l’efficacité, de la responsabilité, du « mouvement ». L’usage de la professionnalisation participe davantage, à partir de cette époque, de la recherche d’une plus grande flexibilité des individus par les entreprises d’une part et d’autre part, du souhait de contribuer au développement des compétences des individus par les milieux de la formation, tout en veillant à accroître l’efficacité de l’acte de formation.
Pour quelles raisons professionnaliser le métier de formateur en alpha ? Pour quels enjeux ?
Selon l’enquête, la demande de professionnalisation est importante. Mais quels motifs sont mis en avant par les acteurs de l’alpha ? À quels enjeux correspondent-ils ?
Une demande de reconnaissance auprès des pouvoirs publics et du public
La professionnalisation du métier de formateur en alpha répond d’abord à une demande de reconnaissance sociale et de valorisation auprès des pouvoirs publics subsidiants et de la société en général. Cette demande de reconnaissance est prégnante tout au long des résultats de l’enquête. Un répondant évoque à ce propos : Le métier de formateur en alpha est vaste et exigeant. Le professionnaliser, serait mieux le reconnaître, lui donner du crédit, une meilleure visibilité aussi face aux politiques
.
Comme le met en évidence Everett Hughes, la professionnalisation renvoie avant tout à la dimension de la reconnaissance : le concept de profession dans notre société n’est pas tant un terme descriptif qu’un jugement de valeur et de prestige. Il arrive très souvent que les gens qui exercent un métier tentent de modifier l’idée que s’en font leurs différents publics […], leur propre conception d’eux-mêmes et de leur travail. Le modèle que ces métiers se donnent est celui de la “profession”
[12]. Dans cette optique, la professionnalisation est un processus de construction sociale de la reconnaissance accordée à un groupe, qui devient, par là, « professionnel ». La demande de reconnaissance et de valorisation prend différents sens et se décline sous plusieurs enjeux, selon les acteurs en présence : la constitution d’une expertise, la constitution d’un groupe professionnel et la salarisation des bénévoles.
Constitution d’une expertise
La reconnaissance du métier de formateur en alpha passe, selon de nombreux répondants, par une prise de conscience de la complexité des compétences nécessaires pour réaliser ce métier. Les acteurs du secteur mettent en évidence que les compétences à acquérir, les processus pédagogiques sont complexes et nécessitent une formation appropriée, qui met l’accent sur les différents aspects du métier de formateur en alphabétisation (animateur, pédagogique, politique, formation, médiation culturelle). La professionnalisation du métier de formateur en alpha est ici entendue comme la définition et acquisition d’un savoir propre qui distingue le professionnel du profane
[13] qui renvoie à la nécessité d’une formation spécifique. Elle implique le passage par un dispositif de formation plus ou moins formalisé afin d’être reconnu comme qualifié et expert dans son domaine.
Il s’agit aussi de faire reconnaître les spécificités du métier afin de ne plus l’amalgamer avec d’autres tel que le métier d’instituteur ou de formateur en FLE : Oui, il faut davantage professionnaliser la fonction de formateur alphabétisation. On appelle trop souvent des instituteurs primaires ou des professeurs de français / français langue étrangère pour faire ce travail, mais ce n’est pas le même travail
.
En corollaire, c’est aussi la reconnaissance de la spécificité du public concerné par les actions d’alphabétisation qui est en jeu. C’est sensibiliser, faire prendre conscience aux politiques publiques dont dépendent les actions, que les opérateurs sont face à un public adulte hétérogène, peu scolarisé, bien souvent marqué par la précarité ou la vulnérabilité et dont les parcours sont inscrits dans une temporalité longue et personnelle. Au travers de l’enquête, les acteurs de l’alpha défendent la reconnaissance de la variété des finalités des parcours des apprenants (pas uniquement donc en termes d’insertion socioprofessionnelle mais aussi la recherche de socialisation, de participation à la société, d’autonomie dans la vie quotidienne, etc.) et mettent en avant que le formateur en alpha doit pouvoir, avant tout, être en capacité de s’adapter [14] aux particularités du public (groupes hétérogènes, rythmes d’apprentissages variés, hétérogénéité des niveaux, des projets, etc.) Mais il est surtout question de contextualiser les apprentissages en réponse aux besoins des apprenants. De faire reconnaître l’importance des apprentissages ancrés dans leurs réalités et vécus quotidiens, de cette conception des apprentissages, opposée à celle, programmatique et académique du monde scolaire.
Constituer une expertise permettrait donc de faire reconnaitre les spécificités et la singularité des actions d’alpha et du métier de formateur et de le distinguer d’autres métiers, parfois confondus avec ce dernier. Il y a bel et bien, comme le précise François Aballéa, une dimension symbolique présente dans le souhait de professionnalisation, visant la promotion d’une identité
. Et c’est l’un des constats forts de l’enquête : malgré la multiplicité des politiques publiques qui financent l’alphabétisation, les opérateurs d’alphabétisation se reconnaissent comme relevant, appartenant à un « secteur de l’alphabétisation » avec des préoccupations communes et spécifiques [15].
Constitution d’un groupe professionnel
Selon certains formateurs, la professionnalisation du métier s’accompagne de l’engagement de formateurs plus qualifiés, soit disposant d’un niveau d’études supérieur à celui demandé actuellement afin de valoriser cette profession auprès des pouvoirs publics : À Bruxelles, la plupart des offres d’emploi pour des formateurs en alpha ou FLE de base demandent le CESI ou maximum le CESS. C’est une fonction qui n’est pas valorisée par les pouvoirs subsidiants. D’ailleurs, ils ont des exigences de résultats concernant des opérateurs qui travaillent avec des formateurs volontaires. Pour être instit ou prof dans l’enseignement traditionnel, des formations obligatoires et des titres sont requis, pourquoi pas dans la formation en alpha et en FLE des adultes ?
. Plusieurs formateurs souhaitent d’ailleurs la création d’un bachelier obligatoire permettant une montée en qualifications : Il faudrait sans doute formaliser et déboucher sur la création d’un bachelor. Il faudrait aussi que le titre de formateur en alpha nécessite une base de connaissance en animation, en dynamique de groupe, en andragogie et que les pouvoirs publics reconnaissent ce minimum au lieu d’octroyer des postes ACS de niveau second degré
. Mais, c’est aussi vouloir se faire reconnaître avec les conséquences en matière d’accès à l’emploi et de rémunération : Il faudrait un accès à la profession et une revalorisation des salaires en fonction des diplômes
.
La professionnalisation, ici, est entendue davantage au travers de ces discours, comme la constitution d’un groupe professionnel. Guy Jobert nous éclaire quant à cette conception : Nous sommes dans une problématique de lutte sociale : il s’agit d’un groupe qui, à un moment donné, mène des combats pour essayer d’acquérir certains de ces attributs, c’est-à-dire des avantages supplémentaires, un meilleur positionnement social, sur le plan de l’autonomie d’exercice et sur le plan des avantages économiques qui leur sont liés
[16]. Ainsi, les dimensions économiques et institutionnelles [17] sont très présentes même si un enjeu de reconnaissance d’une expertise (voir plus haut) s’y superpose. La professionnalisation entendue comme telle sous-tend donc une fermeture relative du marché du travail en ce sens qu’il devient nécessaire de disposer du « titre du diplôme » pour exercer la fonction et définit ainsi les conditions d’exercice de l’activité. Cet usage du vocable de la professionnalisation tend à se rapprocher de la terminologie anglo-saxonne et de la notion de profession règlementée comme nous l’avons vu plus haut. En outre, elle suppose aussi, la construction de règles éthiques afin de promouvoir l’intérêt collectif [18].
Salarisation et professionnalisation des bénévoles
Nous avons vu précédemment que la notion de professionnalisation est employée couramment comme un équivalent de celui de salarisation. Devenir professionnel impliquerait de passer d’un travail bénévole, non rémunéré, à un travail rétribué par un salaire. Pour certains acteurs, la professionnalisation du métier de formateur implique cette salarisation : Je considère que le rôle de formateur-trice en alphabétisation n’est pas suffisamment valorisé. Professionnalisation dans le sens d’être des formateurs et pas des bénévoles. Et continuer à se former tout au long de la vie
. La salarisation vise une forme de reconnaissance d’abord matérielle, en tant qu’elle implique la rémunération. La professionnalisation vise quant à elle une reconnaissance sociale bien au-delà du marché, comme nous l’avons mis en évidence. Les bénévoles sont-ils moins enclins à se former, à mettre en œuvre une expertise que les salariés ? Les résultats de l’enquête semblent l’infirmer : 70 % des bénévoles ont suivi une formation spécifique en alphabétisation contre 65 % des salariés, toutes politiques de subventionnement confondues [19]. Si salarisation et professionnalisation sont fréquemment imbriquées au sein des structures associatives, elles peuvent néanmoins être disjointes. On peut donc assister à la recherche d’une professionnalisation des bénévoles par l’acquisition de compétences et savoirs spécifiques au travers de la formation. Un formateur témoigne à ce propos : Un des problèmes, c’est le manque de formation de certains bénévoles. La solution se trouve bien entendu dans la formation continuée de ces bénévoles. Les opérateurs linguistiques qui font appel à des bénévoles devraient s’engager à les former avant de leur confier des groupes d’apprenants ou d’apprenantes. Un autre problème est le peu de temps que les bénévoles sont prêts à donner.
Toutefois, la reconnaissance demeure interne à l’organisation, et peu visible de la société environnante.
Une mise en correspondance plus forte de la formation et du travail
La valorisation de la capacité d’adaptation et de contextualisation des apprentissages du formateur en alpha à l’hétérogénéité et aux spécificités de son public témoigne aussi, à notre sens, d’un enjeu d’inscrire la formation au plus près de la réalité du travail sur le terrain afin de renforcer les capacités d’action des travailleurs en alpha. La question de la mise en correspondance de l’espace de la formation et du travail sur le terrain, nous explique Richard Wittorski tout comme de nombreux autres auteurs [20], constitue une évolution forte et récente du monde de la formation et des dispositifs se réclamant d’une visée « professionnalisante » [21]. Dans cette perspective, la professionnalisation se veut répondre à la critique traditionnellement adressée à la formation (notamment initiale) selon laquelle elle ne préparerait pas suffisamment à l’insertion sociale et professionnelle
[22] du formateur. Comme le montre l’enquête, deux tiers des répondants estiment que la formation de formateurs est actuellement insuffisante. L’un d’eux exprime à ce propos : Une formation d’une dizaine de jours ne suffit pas pour pouvoir travailler comme formateur en alphabétisation ! Cela pose réellement problème dans certaines ASBL où les gens sont pleins de bonne volonté, mais manquent de bagages ! On ne s’improvise pas formateur en alphabétisation, sous le prétexte que tout le monde peut enseigner les bases du français et des mathématiques ! Le public est très particulier ! Cela demande des techniques et des processus pédagogiques complexes
. Il s’agit aussi par là d’augmenter l’efficacité de la formation et de renforcer sa légitimité. Cet enjeu est primordial pour les acteurs, lorsqu’il est question du « comment professionnaliser » l’offre de formation [23]. De plus, la recherche d’une plus grande adéquation de la formation avec les réalités du travail de terrain impliquerait une participation forte des organismes de terrain à la conception de dispositifs de formations initiale ou continuée.
Des enjeux et conceptions de la professionnalisation pluriels
L’analyse met en exergue que, selon les résultats de l’enquête, les attentes de reconnaissance sont fortes au travers de la demande de professionnalisation du métier de formateur en alpha.
Différents enjeux sont visibles et correspondent à différentes conceptions, représentations de la professionnalisation. En nous basant sur les travaux de Richard Wittorski et de Raymond Burdoncle [24], nous pouvons désormais clarifier ces notions. Nous les présentons de façon séparée, mais elles peuvent évidemment, dans la réalité, se juxtaposer et se superposer.
Pour la plupart des acteurs de l’alpha, la professionnalisation répond davantage à un enjeu de fabrication d’un professionnel par le biais de la formation initiale ou continuée (ou de « professionnalisation-formation », pour reprendre les termes de l’auteur). Il s’agit de constituer une expertise permettant la reconnaissance de la complexité et des spécificités du métier de formateur d’alpha et par conséquent de son public. Il s’agit aussi, en corollaire, de renforcer à la fois, les capacités d’action des acteurs ainsi que la légitimité des pratiques de formation en tentant de faire correspondre au mieux, la formation avec les réalités du travail de formateur en alpha.
La professionnalisation en tant que salarisation des bénévoles relève davantage de la « professionnalisation des activités », au sens de Burdoncle : C’est lorsque l’activité n’est plus exercée de façon gratuite mais de façon rémunérée et à titre principal
[25].
Pour certains, la professionnalisation répondrait à un objectif de constitution d’un groupe professionnel, comme nous l’avons vu. Nous parlerons, dans ce cas, à l’instar de Richard Wittorski, de « professionnalisation-profession ». Cette vision spécifique se situe plus en marge que les autres visions de la professionnalisation. Il s’agit davantage de la question de la professionnalisation du groupe exerçant l’activité, de sa place et reconnaissance au sein de l’environnement et de l’espace politique.
Quelle(s) professionnalisation(s) du métier de formateur en alpha soutenir pour le secteur ? Opportunités et risques
Tendre vers une professionnalisation du métier de formateur en alphabétisation sur le modèle de la constitution d’une profession comporte certains risques. Favoriser cette logique supposerait, dans le cadre de la formation initiale, la création d’une filière, type bachelor ou autre reconnue par les pouvoirs subsidiants par l’obtention d’un titre « protégé ». L’engagement serait conditionné à l’obtention de ce titre, risquant d’entrainer une certaine homogénéisation des profils. Or, de nombreux répondants mettent en évidence l’hétérogénéité des profils comme source de richesse : Je pense que le fait d’être formateur ne s’improvise pas, mais qu’il ne nécessite pas de formation spécifique : les formateurs les plus efficaces sont ceux qui apportent avec eux leur bagage personnel (d’enseignant, d’éducateur…) et qui donne du sens à l’apprentissage
; Nous avons tous des profils différents aussi différents que ceux de nos apprenants (âge, genre, expérience professionnelle, etc.) Pourquoi devrait-on formaliser ce rôle ? Il est si riche. Et je trouve justement que vouloir formaliser à tout prix cette fonction, irait à l’encontre de cette diversité de profils de formateurs, diversité qui est – à mon humble avis – source de richesse !
. La question de l’accessibilité se pose également dans ce contexte. Comment la garantir ? Comment opérer avec les formateurs déjà en fonction ? Quid des bénévoles ? Selon l’enquête, la moitié des opérateurs ont recours à des formateurs bénévoles pour les actions d’alphabétisation et plus particulièrement au sein des opérateurs financés par l’action sociale et la cohésion sociale [26]. Comme l’exprime un formateur, il est déjà difficile de trouver des formateurs bénévoles, si en plus on exige qu’ils soient tous formés en alpha, de nombreux opérateurs seraient mis en difficultés
. Nous pouvons aussi nous demander : quelle pertinence de ce modèle de professionnalisation en alphabétisation ? Cette conception favorise la certification, le diplôme, la sélection… et rappelle le modèle scolaire, producteur d’analphabétisme… En outre, elle donne peu de place aux savoirs d’action, à ceux acquis par l’expérience sur le terrain…
Professionnaliser, au sens de salarier les bénévoles, nécessite des moyens importants supplémentaires des politiques publiques, dans un contexte de réduction des dépenses publiques. Cela ne garantit pas non plus la professionnalisation attendue, selon le sens que l’on lui attribue, même si elle la favorise amplement. Tout dépend de la place accordée au bénévolat au sein des structures d’alphabétisation : dans quelle mesure fait-il partie intégrante du projet de l’association ou s’avère-t-il être plutôt une conséquence du sous-financement des politiques publiques ? Les données de l’enquête ne nous permettent pas d’offrir des éléments de réponse à ce niveau. Mais quoi qu’il en soit, le recours au bénévolat reste actuellement indispensable pour une partie des opérateurs d’alphabétisation et tout projet de professionnalisation souhaité implique d’en tenir compte.
Soutenir une professionnalisation du métier de formateur axée davantage sur la constitution d’une expertise invite à réfléchir sur la construction ou le réajustement d’une offre de formation sectorielle, initiale ou continue, capable de préparer davantage le futur formateur ou le formateur en fonction à ses missions sur le terrain. Et contribuerait à accroitre la reconnaissance et la légitimité des pratiques de formation spécifiques au domaine de l’alphabétisation. Elle implique de penser la construction d’un processus d’amélioration de l’acquisition des savoirs et compétences des formateurs en alpha au niveau sectoriel, sans en omettre la composante identitaire. De ce point de vue, l’accent n’est plus mis sur la création d’une filière initiale normalisante, avec des titres obligatoires et protégés. Elle ouvre tout un autre champ de possibles vecteurs de professionnalisation : formation diplômante longue permettant au formateur de se former tout en travaillant, renforcement des formations continues courtes et échanges de pratiques, etc. Prendre en compte ces vecteurs de professionnalisation permettrait aussi d’éluder les problèmes d’accessibilité et de conserver une certaine hétérogénéité des profils comme mis en évidence par de nombreux acteurs de l’alpha. Tendre vers cette conception de la professionnalisation permet de penser la formation des bénévoles : Comment développer leurs compétences et savoirs ? Toutefois, certaines difficultés peuvent apparaitre : Il est difficile de demander aux bénévoles de se former, de participer aux réunions… si bien qu’il peut exister de grandes différences entre les formateurs en termes de pédagogie. Chaque association devrait pouvoir exiger des bénévoles qu’ils se forment, participent aux réunions, etc. mais les tensions peuvent alors apparaitre puisqu’on leur demande le même investissement qu’à des salariés.
, exprime un répondant. Penser la professionnalisation des bénévoles dans ce sens nécessite donc de clarifier leur rôle et place au sein des structures.
Quelques limites à l’enquête
L’enquête sectorielle a toutefois ses limites.
En premier lieu, la question pédagogique est peu évoquée voire pratiquement absente de l’enquête sectorielle. Le seul élément à ce propos argue que les répondants défendent le maintien d’une pluralité des modèles pédagogiques et souhaitent davantage les confronter dans une optique de partage d’expériences. Mais à quels modèles pédagogiques fait-on référence ? Selon quelles modalités organiser ce partage d’expériences ? Quelles méthodes et courants pédagogiques seraient enseignés au sein d’une formation initiale ou continuée, si elles devaient être communes ? La question pédagogique est un enjeu majeur : elle articule des finalités, des valeurs, des conceptions sur l’apprentissage. Elle amène à certains choix de méthodes, d’outils, de dispositifs d’apprentissage et accompagne les processus de professionnalisation.
En deuxième lieu, l’enquête n’aborde pas la manière dont les dispositifs actuels de formation de base et continuée ont contribué et contribuent à la professionnalisation du métier ni comment les pratiques, l’expérience sur le terrain y participent.
Enfin, une certaine incohérence est pointée dans les résultats : deux tiers des personnes interrogées sollicitent un renforcement des formations continuées mais seul un quart d’entre elles demandent à ce qu’elles s’organisent plusieurs fois par an [27].
Ces aspects sont primordiaux. Il est donc nécessaire d’approfondir ces questions de recherche afin d’avoir une compréhension plus fine du processus de professionnalisation souhaité.
En conclusion
Actuellement, deux dispositifs de formation spécifique au métier de formateur en alphabétisation coexistent : une formation courte, non certificative, organisée par Lire et Écrire, et une formation plus longue, dispensée par l’Enseignement de promotion sociale. De multiples formations continuées ont également été mises sur pied.
L’enquête Spiral montre que de nombreux acteurs de l’alphabétisation souhaitent la mise en place d’une formation de base au métier de formateur plus développée et dont les apprentissages sont ancrés dans les réalités des apprenants. La professionnalisation en alphabétisation ne peut risquer d’être calquée sur l’école qui reproduit les exclusions. Au sein du secteur, il y a une certaine défiance par rapport au monde de l’enseignement, générateur d’illettrisme… L’enseignement est donc perçu comme peu légitime pour former lui-même des formateurs en alphabétisation. Bien que les acteurs se prononcent plutôt en faveur d’une formation commune, la question de la coexistence de plusieurs formations de base mériterait aussi d’être aussi posée.
Qu’elle soit commune ou non, il est primordial de se questionner sur le « Comment alphabétiser ? ». Quels modes de travail pédagogique valoriser ? Quelles conceptions et approches de l’alphabétisation véhiculer ? Il importe donc de réfléchir à la façon dont celles-ci peuvent coexister, se compléter ou non, dans le cadre d’une telle formation [28].
La reconnaissance par les pouvoirs publics, de la nécessité de développer une formation de base spécifique en alphabétisation qui réponde aux besoins du secteur, constitue un élément essentiel de la professionnalisation. Si la question du diplôme et de la certification, dans notre société, contribue largement à la reconnaissance et à la légitimité d’un métier au-delà du périmètre de l’organisation même, elle nécessite, toutefois d’être débattue et réfléchie en termes d’accessibilité ainsi qu’en termes de pertinence, de valorisation sur le marché de l’emploi et d’amélioration des conditions de travail des formateurs.
Quelles que soient les modalités de professionnalisation envisagées, elles nécessitent la participation des politiques publiques dans ce projet. De nombreux répondants se désolent d’un manque criant de moyens pour engager davantage de formateurs rémunérés et pour encourager la participation aux formations continuées existantes. La professionnalisation ne peut s’opérer sans une volonté des politiques publiques d’accompagner ce processus. Ceci est d’autant plus impérieux si la voie de la certification est retenue : les processus de professionnalisation s’appuient à un moment ou à un autre de leur déroulement sur l’action publique, c’est-à-dire qu’ils requièrent l’intervention de la puissance publique […] qui valide l’espace de qualification en statuant sur les référentiels de formation et en certifiant les diplômes
[29]. Elle demande, en outre, à changer le regard que ces dernières posent sur le métier de formateur en alphabétisation et sur le fait que la formation pour un public peu scolarisé, peu « qualifié » demande autant de compétences et de moyens que la formation pour un public plus « qualifié ».
Par-dessus tout, réfléchir la professionnalisation des formateurs en alpha et faire évoluer ce métier ne peut se faire sans les personnes concernées, sans leur participation et implication. La question de la professionnalisation, en tant qu’offre de dispositifs spécifiques permettant de faire évoluer un métier s’articule nécessairement avec celle de la dynamique de développement professionnel, conçu comme un processus de transformation des sujets au fil de leur activité dans et hors des dispositifs organisationnels proposés
[30]. La professionnalisation des formateurs ne peut se concevoir qu’avec une approche globale du métier, tenant compte des transformations de l’environnement, des moyens mis à disposition, des conditions de travail, et ne se résumant pas à la question des compétences mais incluant également la dimension identitaire. Prendre en compte ces deux facettes permet de penser de façon globale la professionnalisation des individus, des activités et des organisations [31]. Cela signifie aussi que la professionnalisation est un processus qui prend du temps
[32], qui n’est jamais vraiment achevé. Pour entreprendre ce processus, il importe de faire évoluer l’offre de formation, de développer les compétences mais aussi de construire l’identité professionnelle, des espaces de professionnalisation. Penser la professionnalisation de façon globale, c’est aussi reconnaitre qu’elle implique en définitive d’autres acteurs. La professionnalisation du métier de formateur passe donc par la professionnalisation des coordinateurs pédagogiques, des chercheurs, etc. Ces processus de professionnalisation vont de pair. Si les dimensions relatives aux actions de formations donnant lieu notamment à une certification priment aujourd’hui dans l’acception couramment admise de la professionnalisation, il importe de ne pas oublier ses autres composantes…
Aurélie Leroy,
chargée d’analyses et d’études,
Lire et Écrire Communauté française.