L’accès aux droits conditionné par le numérique
Pour les personnes peu ou pas lettrées, la société du numérique par défaut [1] entraine une dégradation des conditions d’accessibilité aux services et informations essentiels. On est loin de la promesse d’un gain de temps ou d’une expérience améliorée par un dispositif en ligne « orienté utilisateur » débarrassé des pesanteurs de la réalité matérielle (fin des files d’attente à la commune, fin des papiers qui s’accumulent, etc.)
Parce qu’elles n’ont pas d’adresse e-mail, par exemple, des personnes sont désormais en difficulté de réaliser certaines procédures aussi banales que l’inscription de leurs enfants à l’école. L’usage de l’e-mail ne va pas de soi, il peut même être une expérience négative pour une personne peu scriptrice. D’autant plus que les personnes peu lettrées sont, faute de moyens financiers, souvent mal ou moins bien équipées (smartphone plutôt qu’ordinateur) et moins bien connectées (cartes prépayées plutôt qu’abonnement). [2] Selon une enquête de Lire et Écrire Bruxelles, seuls 28 % des apprenants bruxellois utilisent l’e-mail. [3] En introduisant une nouvelle forme de conditionnalité [4] dans l’accès aux droits et aux services publics, le numérique discrimine donc brutalement.
Le secteur de l’alphabétisation n’a pas attendu la crise sanitaire liée au Covid-19 pour établir ce constat [5] mais celle-ci, en précipitant la mise en ligne d’un éventail de services et d’informations essentiels [6] – publics, privés, marchands ou non marchands – a rendu cette problématique plus visible. La pandémie a fait de l’inclusion numérique un problème politique urgent quand tout était fait comme si le numérique, représentant intrinsèquement le progrès, était neutre, inéluctable et allant de soi ; comme s’il ne devait pas être « pensé » ou questionné au regard des principes du service public tels que l’égalité de traitement, le caractère abordable, l’accessibilité, la neutralité, la continuité, etc. Selon la chercheuse Périne Brotcorne, cet « impensé numérique » a empêché certains organismes « dont la singularité est de servir le bien commun », de réfléchir sur la dimension inclusive que devait ou devrait intégrer le processus de numérisation de leurs services. [7] Car la dématérialisation n’est pas neutre. Au contraire, elle est porteuse de conséquences, celles-ci bien matérielles, dans la vie de certaines personnes. Dans une autre enquête menée [8] auprès d’apprenants de Lire et Écrire, la chercheuse Iria Galván Castaño pointe par exemple le coût majoré de certains services si on les réalise au guichet (un virement bancaire, par exemple) ou le risque accru de non recours aux droits face à la complexification des procédures. La dématérialisation de la relation administrative laisse pour compte ceux qui ne sont pas équipés ou formés aux compétences et aux usages du numérique administratif, qu’il s’agisse d’apprenants de Lire et Écrire ou de toute personne dont les conditions d’existence dépendent de rapports fréquents avec différentes administrations, CPAS, services d’emploi, organismes de paiements, mutuelles, etc. Actuellement, les politiques publiques en matière d’inclusion numérique s’articulent autour de deux dimensions visant à rendre le numérique accessible à tout le monde : d’une part le déploiement de plans de médiation (expression consacrée en Wallonie [9]) ou d’appropriation (expression consacrée à Bruxelles [10]) numérique axés sur l’accompagnement et la montée en compétences, et d’autre part la mise en conformité des sites des organismes du service public belges avec les standards d’accessibilité recommandés au niveau européen.
L’accessibilité numérique dans la loi belge et européenne
L’accessibilité numérique n’est pas une notion récente, même si la pandémie l’a mise en lumière. Dans le contexte d’une politique européenne favorisant le développement d’une société numérisée sur tous les plans, le Parlement européen adoptait en 2016 la directive 2016/210211 relative à l’accessibilité des sites internet et des applications mobiles des organismes du secteur public.
En Belgique, cette directive a été transposée aux différents niveaux de pouvoir, donnant lieu à une loi fédérale belge parue en juillet 2018, une ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale en octobre 2018, un décret de la COCOF en juin 2019, et un décret de la Région wallonne en septembre 2019. En principe, l’obligation d’accessibilité concerne tous les sites internet et applications des organismes d’intérêt public (des bibliothèques communales aux ambassades en passant par les services postaux et la STIB) et les sites subsidiés à plus de 50 % par l’État, tous niveaux de pouvoirs confondus.
Norme WCAG, une approche basée sur le handicap
Pour définir l’accessibilité numérique, la directive européenne prend appui sur l’expérience des personnes porteuses de handicaps tel que le préconise l’organisme international de normalisation du web W3C [11] à l’origine de la norme WCAG [12] (mise à jour régulièrement). L’accessibilité numérique signifie ici que les sites web, les outils et les technologies sont conçus et développés de façon à ce que les personnes handicapées puissent les utiliser. […] L’accessibilité du web bénéficie également aux personnes sans handicap, comme par exemple : les personnes utilisant un téléphone mobile, une montre connectée, une télévision connectée, et autres périphériques ayant des petits écrans, différents modes de saisie, etc. ; les personnes âgées dont les capacités changent avec l’âge ; les personnes ayant un “handicap temporaire” tel qu’un bras cassé ou perdu leurs lunettes ; les personnes ayant “une limitation situationnelle” comme être en plein soleil ou dans un environnement où elles ne peuvent pas écouter l’audio ; les personnes utilisant une connexion internet lente ou ayant une bande passante limitée ou onéreuse.
[13]
Pour être accessible, un site web doit répondre à quatre grands principes régissant un certain nombre de paramètres techniques, soit : être suffisamment perceptible (présentant des vidéos sous titrées, e.a.), utilisable (évitant le défilement automatique [14], e.a.), compréhensible (pas d’abréviations non expliquées, e.a.) et robuste (compatible avec des logiciels d’assistance, e.a.). [15] L’accessibilité numérique renvoie donc à l’adaptation de l’environnement numérique aux individus (et non l’inverse), et fait en principe porter la responsabilité de cette adaptation aux responsables politiques
. [16]
En vertu de la directive européenne, tous les organismes publics belges doivent rendre leurs sites et applications accessibles et publier une déclaration d’accessibilité attestant de cet engagement. La directive prévoit en outre qu’un organisme soit désigné pour veiller au respect de cette norme à tous les niveaux de pouvoir. Au fédéral, c’est le département « transformation digitale » du SPF Stratégie et Appui (BOSA) qui est chargé d’auditer les sites et de recevoir les plaintes en cas de manquement, ainsi que de coordonner les entités fédérées dans l’application de la directive. [17]
De l’accessibilité à l’égalité d’accès : quelques pistes
À l’heure actuelle, la législation ne garantit pas l’égalité de tous les citoyens devant l’utilisation des services publics dématérialisés. Certaines difficultés ne sont pas prises en compte, comme le fait de ne pas maîtriser le langage écrit. Au moins trois pistes pourraient améliorer la portée et l’impact de la loi.
Des sanctions financières
D’abord, le non-respect des dispositions légales devrait être assorti de sanctions financières. Dans son premier rapport au terme de deux ans de travail et plus de 600 sites audités, le service fédéral de l’accessibilité numérique observait que 73 % des sites belges n’avaient publié aucune déclaration d’accessibilité sur leur site. Celle-ci est pourtant réalisable à partir d’outils que BOSA met à disposition, gratuitement, en ligne. Lorsqu’un site n’est pas accessible au sens de la loi, il peut faire l’objet d’une plainte. La procédure indiquée sur le site de BOSA recommande à l’usager constatant le manquement de prendre d’abord contact avec le service concerné afin de le lui signaler. Dans un deuxième temps, et si aucune amélioration n’est apportée, l’usager pourra solliciter l’Ombudsman fédéral.
Jusqu’à présent, cette procédure de conciliation ne fait visiblement pas le poids, symboliquement et financièrement, pour inciter les organismes publics à rendre leurs sites accessibles. Alors que la numérisation des services publics devrait être financée à hauteur de 575 millions d’euros par le Plan de relance et de résilience [18] belge, il semble presque insensé qu’aucun levier garantissant l’effet contraignant de la loi sur l’accessibilité numérique ne soit envisagé. Et si la directive européenne ne le prévoit pas, certains pays (France, Espagne, Norvège, e.a.) ont bel et bien privilégié les sanctions financières dans sa transposition.
Élargir la notion d’accessibilité
Ensuite, la transposition de la directive en droit domestique aurait pu adopter une conception plus élargie de l’accessibilité, dépassant l’approche basée sur le handicap physique. Il nous semble que la loi ignore encore de nombreuses contraintes qui ne sont pas liées à des handicaps physiques permanents ou temporaires. D’une part, les coûts liés aux équipements, à leur entretien et – c’est la base – à la connexion discriminent les ménages aux plus faibles revenus. Ils achèteront du matériel de moindre qualité, que l’obsolescence déclassera plus vite et, s’ils habitent dans des zones géographiquement moins bien couvertes, feront face aux aléas du réseau, voire ne seront pas du tout connectés si leur carte prépayée est épuisée. [19] Une loi sur l’accessibilité numérique aurait pu être l’occasion d’élargir les conditions d’obtention du tarif social [20] et d’inscrire l’accès à internet comme un droit fondamental dans la Constitution, comme l’a fait l’Estonie en l’an 2000 dans un souci d’inclusion.
D’autre part, le manque de compétences linguistiques provoque de facto des inégalités d’usage dans le rapport au numérique. Il est regrettable à ce propos que la loi sur l’accessibilité numérique ne fasse pas référence à la notion de langage simplifié [21] dans un souci de lisibilité des informations présentes sur les sites des services publics, passant à côté de l’occasion de progresser vers une prise en compte transversale de cette notion dans la relation des administrations aux citoyens. L’utilisation d’un langage simplifié, clair et accessible à tous, relève pourtant d’une démarche globale de simplification administrative qui favoriserait l’autonomie administrative de tous les citoyens.
Inclusion by design
Enfin, la directive européenne prévoit que des mécanismes de consultation des parties prenantes intéressées par l’accessibilité du web soient mis en place. [22] Dans cet esprit, le SPF BOSA prévoit de consulter des associations de terrain, notamment à propos de la liste des sites qui doivent être soumis à un audit. Ne serait-il pas utile d’imposer aux services publics de consulter des associations représentants les usagers en amont de la conception des processus numériques pour combler le fossé qui sépare les designers des usagers, dans un esprit de « inclusion by design » ? Dans le Guide pour une conception inclusive des services numériques [23], Périne Brotcorne et Laura Faure constatent que le processus de conception se fait aujourd’hui sur le modèle de la diffusion, de manière linéaire, du concepteur à l’usager. Tout au plus, l’usager est appelé à intervenir en aval de la conception, lors de tests précédant le déploiement. [24]
Elles proposent d’inverser complètement l’approche et d’adopter le modèle tourbillonnaire. Ici, l’implication et la participation de toutes les parties prenantes, de la problématisation à la recherche de solutions, garantit l’adhésion et hisse la préoccupation inclusive au rang d’enjeu prioritaire dans la conception numérique. [25] De cette manière, l’usage est coconstruit et non plus prescrit. Dans le Plan d’action pour l’appropriation numérique adopté par la Région de Bruxelles-Capitale, il est d’ailleurs question de réaliser des recommandations en matière d’appropriation numérique en amont de tout nouveau service public numérisé (en collaboration avec easy.brussels)
, une évolution rassurante.
La médiation : accompagnement et compétences
En marge de la législation encadrant l’accessibilité numérique, les récentes politiques publiques en matière d’inclusion numérique prévoient un renforcement des actions de médiation numérique, comprise en termes d’accompagnement des citoyens d’une part, et de montée en compétences de ces derniers d’autre part. Forts de quinze ans d’expérimentations et d’actions en faveur de l’inclusion numérique, les espaces publics numériques [26] sont finalement reconnus comme l’indispensable charnière entre le terrain (les citoyens, les services de première ligne), les divers acteurs de la médiation numérique et les services dématérialisés et se voient renforcés, notamment en termes de moyens financiers structurels et pérennes [27] afin de poursuivre leurs missions. [28] Présents depuis la genèse des politiques d’inclusion au début des années 2000, les EPN se sont non seulement développés comme des acteurs de terrain essentiels mais se sont aussi constitués comme réseau porteur d’une réflexion et d’une réflexivité indispensables à la lutte contre les inégalités numériques. Depuis plusieurs années, le réseau pointe notamment la nécessité de multiplier les points d’accès à l’accompagnement numérique [29] et de mieux cerner les contours des métiers de la médiation, revendications que les récentes politiques publiques en matière d’inclusion numérique semblent intégrer.
Il nous semble indispensable, dans ce contexte, de mettre en débat la question du rôle des acteurs sociaux et associatifs en contact avec les publics dans l’accompagnement numérique. Bien que ce rôle fasse écho à une nouvelle réalité de l’action sociale et associative transformée elle aussi par la dématérialisation de la relation administrative, il est sujet à des questionnements critiques et doit être pensé au regard des missions de base de première ligne.
Accompagnement numérique : l’importance de la répartition des rôles
Près de deux ans se sont écoulés depuis le premier confinement lié à la crise sanitaire en mars 2020, et les dispositifs en ligne qui avaient été temporairement installés pour faire face à l’inattendu se sont pérennisés dans de nombreux pans de la vie administrative et sociale. Cette nouvelle modalité est évidemment beaucoup plus qu’un simple changement de support, et a des effets profonds sur la mise en œuvre de l’action sociale de première ligne. Celle-ci prend désormais en charge une partie de la relation entre les citoyens et différents services (publics, bancaires, école, santé, etc.) occasionnant un double débordement croisé
. [30]
D’une part, l’incursion du numérique dans l’accompagnement administratif et social est à l’origine de tensions éthiques chez les travailleurs du social qui, sans mandat, sans mission claire et sans formation spécifique, jonglent avec des mots de passe ou autres codes d’accès, s’introduisent dans des espaces privés et s’exposent à des informations intimes des citoyens qu’ils accompagnent. D’autre part, l’accompagnement administratif déborde désormais hors de la sphère de l’action sociale et implique que les médiateurs ou accompagnateurs numériques aient des compétences administratives… Où se situent les limites et le sens de l’intervention de chacun, quelle est la responsabilité des travailleurs du social dans cette relation de confidentialité, quelle est la place des compétences numériques ? Ces questions peuvent, doivent être posées, à condition de ne jamais perdre de vue plusieurs évidences.
Premièrement, les acteurs sociaux et socioculturels ont leurs propres missions, et qu’ils adhèrent ou pas à ce nouveau rôle d’accompagnant numérique, ils ne sont pas là pour suppléer au manque de stratégie des services publics ou privés. Deuxièmement, l’accompagnement numérique (tout comme la montée en compétences numériques) ne peut se substituer aux logiques d’action et aux missions initiales du secteur associatif, comme s’il était plus urgent ou plus utile de faire du numérique plutôt que de l’alphabétisation.
Une troisième évidence concerne l’exercice même du travail social. Conçu comme un dialogue culturel d’égal à égal [31], il nécessite inconditionnellement une rencontre matérielle, une coexistence matérielle dans un espace-temps
que le « distanciel » ne permet pas. [32] En alpha, le distanciel est inacceptable car il reviendrait à sélectionner d’emblée les apprenants, ceux qui sont connectés et équipés, laissant sur le bas-côté une partie d’entre eux.
Les prémisses étant posées, la construction d’une politique publique d’inclusion numérique nécessitera une vision claire du rôle de chacun ainsi qu’une reconnaissance des nouveaux rôles qui donneront lieu à de nouveaux métiers ou en transformeront peut-être d’autres. Chez Lire et Écrire, les métiers d’agents d’accueil, mais aussi de formateurs, sont concernés par ces changements qui nécessitent tout autant des consultations du secteur, des réponses politiques concertées et des moyens financiers que de l’écoute et de la stratégie collective au sein des équipes. Personne ne devrait se sentir forcé de changer de métier ou menacé de devenir obsolète. Les travailleurs de l’alpha peuvent être des acteurs clés de l’inclusion numérique, pour restituer la confiance indispensable au pouvoir d’agir des personnes qu’ils accompagnent dans un contexte social dégradé et dégradant, pour autant qu’ils soient eux-mêmes accompagnés et entendus et que l’on compose avec leur connaissance des réalités de terrain et leurs appréhensions éventuelles.
Cette implication, bon gré mal gré, des travailleurs du social dans l’inclusion numérique en tant qu’intermédiaires, relais ou facilitateurs ne doit bien évidemment pas éclipser le déséquilibre dans la répartition des responsabilités que chacun porte. Jusqu’à présent, les citoyens usagers dépendent essentiellement de soutiens informels (amis, familles, associations, etc.) pour réaliser leurs démarches en ligne. Des solutions comme la plateforme 123 Digit, un outil spécifique issu d’un partenariat public-privé mis à disposition des aidants numériques de première ligne de tous les secteurs d’intervention (alphabétisation, intégration, aide aux migrants, lutte contre la pauvreté, conseils aux seniors…) [33] peuvent être utiles, mais sont insuffisantes.
Des solutions proposées par des initiatives privées, même si elles ne poursuivent pas d’objectifs commerciaux, ne peuvent devenir le bras fort d’une stratégie d’inclusion numérique nationale. Si des budgets sont disponibles pour financer les nouveaux acteurs de la facilitation numérique qui sauront se positionner au bon moment, un réseau dense de guichets doit être maintenu pour remédier aux inégalités sociales renforcées autant par la crise sanitaire que par la dématérialisation qu’elle accentue. Les agents de première ligne des services publics disposent d’une expérience et d’un savoir faire qui ne peut pas être remplacé si facilement, ni par un outil, ni par un aidant numérique à qui il serait impossible d’être au courant de toutes les subtilités des procédures administratives en matière de déclaration d’impôts, de demandes d’allocation ou d’inscription à l’école…
Lire, écrire, un préalable à certains usages du numérique
À propos du développement des compétences numériques, l’objectif politique national est de mettre à niveau près de 40 % des Belges (une proportion qui vaut aussi à l’échelle européenne), un pourcentage qui grimpe à 75 % dans les segments les moins diplômés de la population, ceux dont les revenus sont aussi les plus faibles. [34] Dans son dernier Zoom sur l’inclusion numérique consacré à l’accès aux services essentiels, la fondation Roi Baudouin rapporte que 60 % des personnes porteuses au maximum d’un diplôme de secondaire inférieur n’utilisent pas les services d’e-administration, 40 % n’utilisent pas les applications d’e-banking et n’achètent pas en ligne, et 70 % ne recourent pas aux services de santé en ligne. [35] Cela ne veut pas dire que les personnes peu scolarisées n’utilisent pas internet ou n’ont pas de compétences ni une culture numériques [36], mais qu’elles ne maîtrisent pas certains usages, considérés comme plus importants ou utiles dans une société du numérique par défaut. Ces usages sont principalement administratifs, comme le virement en ligne, le surf sur les plateformes des différentes administrations, les procédures d’inscription à l’école ou chez Actiris, la communication par e-mail, la prise de rendez-vous, la recherche d’une information spécifique en ligne… [37]
Étant donné que ces usages sont largement liés à l’écrit, une formation au numérique pour des personnes peu ou pas lettrées n’est envisageable que si elle s’inscrit dans un processus d’alphabétisation. La lutte contre les inégalités numériques passe donc nécessairement par une offre d’alphabétisation suffisante et adaptée aux conditions de vie et aux besoins des apprenants. Au demeurant, le secteur de l’alphabétisation reconnaît l’importance des TIC comme porte d’accès aux savoirs et fenêtre sur le monde. Depuis pas mal d’années, des ateliers TIC permettent aux personnes en difficulté de lecture et d’écriture non seulement d’y accéder mais aussi de développer des compétences pour les utiliser dans leur vie quotidienne. [38] Pour Fabien Masson, conseiller pédagogique à Lire et Écrire Bruxelles sur les questions numériques, coordinateur de la plateforme Alpha-TIC et formateur de formateurs, il s’agit de penser des espaces de construction et d’action pour investir les apprenants en tant qu’acteurs et non uniquement comme utilisateurs. [39] Une approche à l’inverse du cadre de références européen en matière de compétences digitales (le DIGICOMP) qui promeut un apprentissage linéaire et graduel pour permettre au citoyen nageur qui apprend à nager dans l’océan digital
[40] de gérer d’abord des outils et des tâches simples avant d’accéder aux processus complexes et créatifs susceptibles de faire évoluer les pratiques du secteur.
Si un référentiel pédagogique propre à l’apprentissage du numérique dans le cadre de l’alphabétisation devait émerger comme socle commun à autant de démarches proposées par les formateurs, il ne modifierait pas les fondements de l’alphabétisation populaire. Il s’agirait toujours de favoriser les compétences transversales (oser, construire avec les autres, se situer, comprendre le monde, réfléchir, agir) et non pas de réduire l’apprentissage à des matières hors enjeux et hors situations réels (français, maths…), pour permettre aux personnes de “fonctionner” normalement.
[41] Comme l’écrit Jean-Luc Manise, directeur de la transformation digitale au Centre socialiste d’Éducation permanente (CESEP), ce serait une erreur de la part des acteurs associatifs de se laisser réduire via des appels à projets savamment distillés, à la seule aide à l’équipement et à l’utilisation des équipements numériques. Il est crucial, par rapport aux publics auxquels s’adresse l’action associative, de donner des clefs, d’ouvrir le capot, d’éclairer sur ce qui se joue.
[42]
Non à l’État digital
Alors que les inégalités numériques renvoient aujourd’hui principalement à des inégalités sociales préexistantes [43], le maintien de guichets physiques, en suffisance et à proximité, est indispensable pour lutter contre tous les effets discriminants à l’égard des « non-connectés » ou des « mal connectés ». L’accessibilité numérique telle qu’elle est conçue dans la loi actuellement ne garantit pas une réelle égalité d’accès, et le débat technique qu’elle suscite ne doit pas occulter le choix politique qui précède à la dématérialisation des services, de l’éducation, des communications et à l’avènement de l’État digital.
A minima, la loi devrait garantir le droit à l’accès à internet pour tous et le droit de jouir des services publics par un autre canal que la voie électronique. Les dispositifs de médiation, aussi inclusifs soient-ils, ne pourraient être autre chose que des pansements sommaires face à l’inégalité engendrée par la situation actuelle. Pour les associations de défense des droits, la justice pourrait devenir un outil de contestation de la légalité des procédures dématérialisées.
Et de conclure sur une note d’espoir : en février 2021, une décision du tribunal administratif de Rouen rendait illégale une mesure imposant le dépôt des demandes de certains titres de séjour par voie dématérialisée, un acte pionnier en faveur d’une interdiction de la dématérialisation comme seule voie d’accès au service public.