Accueil > Publications > Une « vraie histoire » en stop motion

Une « vraie histoire » en stop motion

Extrait du Journal de l’alpha 218 : L’alpha à l’ère du numérique.

En partant du conte Le grain de riz, travaillé en formation, un groupe du Centre alpha d’Anderlecht a créé, en collaboration avec le Centre permanent pour la citoyenneté et la participation, son propre récit et conçu un film en stop motion, alliant techniques photographiques, radiophoniques, et créatives. Témoignage du parcours de vie des participantes, de la migration de leur pays à leur arrivée en Belgique, la réalisation de ce film a été une riche expérience humaine et pédagogique…

Denis Marchat, Fabien Masson et Hélène Vanvolsem

Le film parle d’un homme qui vit dans une montagne.
Il souhaite changer de vie afin d’évoluer socialement.
Vivre dans une grande ville a ses avantages et ses désavantages.
Des portes s’ouvrent et d’autres se ferment.

Une vraie histoire est le film [1] coréalisé par un groupe d’apprenantes de Lire et Écrire Anderlecht [2], sous la supervision de Denis Marchat, formateur, accompagné de Hélène Vanvolsem, du Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP) [3] qui a assuré le suivi du volet technique. C’est une œuvre collective aux enjeux multiples de démocratisation culturelle, de formation des adultes en difficulté de lecture et d’écriture et d’éducation aux médias. Pour les participants à l’atelier, devenus auteurs-réalisateurs d’une création audiovisuelle, il s’agit bien sûr d’acquérir une meilleure maitrise des savoirs de base et de développer des compétences liées aux usages médiatiques. Au travers d’un processus de création individuelle et collective, il s’agit aussi pour un groupe minoritaire peu visible dans les médias classiques, en l’occurrence les personnes migrantes analphabètes, de s’adresser au grand public et de partager leur parcours de vie. Le film (disponible en ligne) a été diffusé dans le cadre du festival Arts & Alpha 2019 [4]. Pour les formateurs, c’était aussi l’occasion de créer un outil transférable à d’autres groupes en alphabétisation.

Un grain de riz semeur de solidarité

Le point de départ est le conte Le grain de riz d’Alain Gaussel qui relate l’histoire d’un homme très pauvre et d’un grain de riz trouvé dans la fente du tiroir de sa table en bois, le soir du nouvel an. N’ayant ni casserole, ni eau pour faire cuire son grain de riz, le vieil homme visite tour à tour ses voisins et, en échange de l’emprunt, les invite à partager son repas. Finalement, de voisin en voisin, les apports se multiplient et d’un seul grain de riz, le diner tourne en festin. Le conte parle de solidarité, d’astuces, de convivialité et a servi de tremplin aux participants pour créer, collectivement, un scénario de film. Après avoir été introduit à différents supports médiatiques, le groupe a opté pour la technique du stop motion qui permet de créer un mouvement à partir d’objets immobiles pour exprimer de manière créative et artistique leur message citoyen collectif.

La conception de l’histoire

Les participants, après s’être appropriés la trame narrative, la thématique et son champ lexical, se sont engagés dans une réflexion collective et individuelle sur leur propre parcours de vie. Tout est parti des discussions que le groupe a eue autour du conte lu au cours Les grains de riz. Un grain de riz symbolise les problèmes de chacun et les portes qui s’ouvrent ou se ferment face aux tentatives de trouver des solutions. Les participants se sont mis autour d’une table et chacun a parlé de son grain de riz, pendant qu’Hélène retranscrivait les phrases des apprenants et apprenantes, et les projetait sur grand écran. Chacun prenait la parole avec la technique du bâton de parole – un crayon ici – et l’histoire s’est ainsi construite au fur et à mesure. Le fait de projeter les phrases sur écran, même avec des personnes non lectrices, a permis au groupe de visualiser la construction progressive du récit.

Le personnage principal est un homme vivant seul dans une montagne. Il veut changer de vie et migrer vers Bruxelles. Comme dans le conte du grain de riz, il devra frapper à plusieurs portes pour trouver ce dont il a besoin pour cuire son grain de riz. Un lien entre le conte et le parcours des apprenantes à leur arrivée à Bruxelles se tisse naturellement. Qui n’a pas de papiers n’a pas la possibilité d’avoir un appartement, qui ne parle pas le français n’a pas d’accès à l’emploi, qui est sans emploi n’a pas accès à la location d’un appartement… Beaucoup de portes restent fermées. Mais il existe des pistes pour trouver de l’aide : le CPAS, les épiceries sociales, la solidarité entre voisines, les logements sociaux, les centres d’hébergement pour SDF… Des portes s’ouvrent. En partant de leur propre vécu, les participantes parlent du courage et de la patience qu’il faut avoir quand on repart de zéro, l’importance de la solidarité et du lien social pour franchir les obstacles qui se dressent devant eux (Personne ne peut y arriver tout seul !). Le fait qu’il y aura nécessairement des portes qui s’ouvriront et d’autres qui resteront fermées – mais qu’il ne faut pas baisser les bras pour autant –, et qu’au final, ce n’est pas uniquement l’argent qui compte – même s’il reste important pour satisfaire nos besoins. On peut trouver beaucoup d’autres richesses tout au long de son parcours.

Story-board, décors et prise de vue

Une fois l’histoire écrite, les apprenants sont initiés à l’outil du storyboard. À partir d’un exemple, ils réfléchissent ensemble à l’utilité de ce « plan » de l’histoire, qui reprend tous les détails de chaque scène (texte, personnages, décors, bruitages, musique…) Sur base du scénario, ils scindent l’histoire en différentes scènes et découpent ensuite physiquement le texte, ce qui permet d’obtenir un premier aperçu de chaque case du story-board. Le découpage réalisé, les participantes, répartis en groupes de deux, se concentrent sur une scène et construisent la mise en image du texte. Sur une feuille blanche, ils schématisent ainsi le(s) personnage(s) présent(s) dans chaque scène et les éléments du décor. Ils réfléchissent aussi à la manière de « traduire » chaque action en image (par exemple, une bulle en forme de nuage pour représenter quelqu’un qui pense…), un exercice important faisant appel à la capacité d’abstraction et à la création d’un vocabulaire imagé. En couplant les morceaux de textes et les dessins de chaque groupe, le story-board prend une allure de plus en plus détaillée, à partir de laquelle ils continueront à travailler.

Ensuite, les apprenantes reçoivent une initiation à l’usage des appareils photos, une première pour la plupart d’entre eux. Ils testent ainsi le démarrage de l’appareil, le zoom, la netteté, le flash et le cadrage afin de faciliter les prises de vue. Ils passent en revue les différentes scènes et listent les endroits ou objets à photographier, en se servant de Google Street View pour se repérer. Cela permet à chacun de faire découvrir aux autres des endroits de Bruxelles qu’ilelle connait.

Le jour de la prise des photographies, le groupe se retrouve au Centre alpha pour débuter la promenade. Trois sous-groupes se constituent autour d’un appareil photo. Durant toute la matinée, ils sillonnent les rues d’Anderlecht pour immortaliser les lieux qu’ils ont identifiés la veille et qui seront utilisés dans l’histoire : le Centre alpha, les logements sociaux près de l’école, l’épicerie sociale, le potager collectif, le CPAS, la maison communale, le Jardin d’Érasme, le parc Astrid, la gare du Midi, les maisons et magasins du quartier, des portes ouvertes et des portes fermées, des transports, des voitures… Ils montent en haut du Centre de découvertes Canal (COOP) pour une vue panoramique sur Anderlecht à 360 degrés. Les participantes découvrent le paysage, s’amusent à retrouver leur habitation et à situer les différents endroits de Bruxelles qu’ils reconnaissent. Avec les clichés qu’ils ont pris, ils se lancent dans la réalisation du reste des décors et des personnages en dessins ou en collages. Les plus à l’aise en dessin réalisent les personnages et les décors que d’autres mettent en couleur, pendant que d’autres encore se chargent de faire tenir le tout debout, en coupant et fixant un fil de fer à l’arrière de chaque figurine. Au-delà des dessins, le souhait est d’incorporer des éléments « réels » dans le décor pour rendre le tout plus vivant. Les participantes vont chercher des branches dans le parc voisin afin de réaliser les troncs des arbres, de la terre pour le potager, des feuilles pour la montagne.

Enregistrement de la voix off et tournage

Avant le tournage, il faut tester l’installation de l’endroit et de la lumière pour le stop motion. Le groupe se rappelle l’histoire, chaque participante complète le récit de l’autre. Une fois l’histoire remémorée, une participante se lance spontanément dans la lecture de l’entièreté du texte. Le fait d’avoir inventé le texte sur base de leurs expériences personnelles et de l’avoir ensuite travaillé sous différentes angles (story-board, photographies,…) facilite l’apprentissage même de la lecture. Le groupe est initié à la notion de plan lors d’une séance qui précède le tournage. La typologie des plans utilisés au cinéma est expliquée et illustrée. Leur influence sur la perception de l’image est explicitée lors d’un visionnement du court-métrage « Ne jamais dire jamais ». Finalement, l’appareil photo, l’éclairage et les décors sont mis en place, le tournage commence ! Pour l’enregistrement des scènes, les apprenantes fonctionnent par groupe de trois, chacun étant chargé de la lecture d’une phrase, ce qui permet un travail de mémorisation et d’expression plus aisé pour nombre d’entre eux.

Diffusion et making-of

Le film a été diffusé dans le cadre du festival Arts & Alpha 2019 et reprogrammé à Point Culture dans le cadre d’une exposition issue de ce festival, avec à chaque fois une prise de parole des participantes. Le film est également diffusé sur les médias de Lire et Écrire Bruxelles et sera programmé en avant-première lors des Jeudis du cinéma. Tout au long de la création, le groupe a également été suivi et filmé par une équipe de l’asbl Banlieues, dans le cadre du reportage sur le festival Arts & Alpha, Tomber les murs. Plusieurs personnes se sont prêtées spontanément à l’exercice des interviews du making-of, y compris ceux qui avaient déclaré ne pas vouloir être filmées en début de projet. Cette suite positive et l’accueil chaleureux réservé au film ont eu un impact positif important sur les personnes qui l’ont créé et qui l’ont présenté. Pour la suite, afin de se concentrer davantage sur la lecture et l’écriture, il est envisagé d’adapter le film sous forme de livre illustré, voire de réaliser un autre film…

Mise en forme par Louise Culot
sur base d’un article de Denis Marchat - Lire et Écrire Bruxelles,
Fabien Masson - Lire et Écrire Bruxelles
et Hélène Vanvolsem - Centre permanent pour la citoyenneté et la participation.


[1Voir l’article plus complet sur ce projet : Denis Marchat et Fabien Masson, Vidéo : un stop motion en alphabétisation, Lire et Écrire Bruxelles.

[2Soit 14 personnes âgées de 22 à 58 ans, débutantes en lecture et écriture.

[3Le CPCP est une association dont l’objectif fondateur est de promouvoir une citoyenneté active, responsable et inclusive, conformément aux préceptes de l’humanisme démocratique et du développement humain. Pour plus d’info : cpcp.be

[4Le festival Arts & Alpha vise à valoriser les créations artistiques des personnes en alphabétisation, réalisées dans le cadre de formations collectives et servant de leviers à l’apprentissage.