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Les « Oubliés du numérique » enfin entendus

Communiqué de presse

Dans un avis commun, Unia (Centre interfédéral de l’égalité des chances) et le Service de lutte contre la pauvreté reconnaissent le caractère discriminant de la dématérialisation des services publics et d’intérêt général à l’égard des personnes en situation d’analphabétisme.

Pour Lire et Écrire, qui est à l’initiative de cette requête, c’est une avancée importante dans son combat pour une meilleure prise en compte de ce public.

Obtenir un document administratif, s’inscrire en tant que demandeur d’emploi, accéder à son compte bancaire, prendre un rendez-vous médical se font désormais en ligne et nécessitent une maitrise de l’écrit et des technologies numériques. Les personnes en difficulté de lecture et d’écriture, soit 1 personne sur 10 en Belgique, sont fortement impactées par ces transformations et par la réduction voire la disparition des canaux de communication traditionnels (guichets en face à face, téléphone, papier…)

Ces difficultés quotidiennes qui ont comme conséquences le non accès toute une série de services et la perte de droits, Lire et Écrire les dénoncent depuis le début de la pandémie et plus encore aujourd’hui où le « digital par défaut » est devenu la norme.

En janvier 2022, à la suite de sa campagne Les oubliés du numérique qui mettait le focus sur ces situations d’exclusion, notre association a interpelé Unia pour qu’il se prononce sur trois questions : le caractère discriminant de ces procédures en vertu de la législation antidiscrimination, les possibilités de recours pour les personnes qui y sont confrontées et l’intérêt de modifier la loi pour permettre une meilleure prise en compte de l’analphabétisme ou l’illettrisme dans les législations antidiscrimination. Si la réponse apportée dans l’avis d’Unia n’est pas une « bonne nouvelle en soi », puisqu’il confirme qu’il y a bien discrimination au regard de la loi, les aménagements proposés et engagements pris nous permettent d’envisager de nouvelles pistes d’action pour défendre plus concrètement les droits des personnes analphabètes en fragilité numérique.

Inclure le critère de « la condition sociale »

Jusqu’à présent, dans notre pays, le commun dénominateur des législations antidiscrimination (ordonnances et décrets régionaux et fédéraux) reprend 19 critères de base : 5 critères raciaux, plus le handicap, les convictions philosophiques ou religieuses, l’orientation sexuelle, l’âge, la fortune, l’état civil, les convictions politiques, les convictions syndicales, l’état de santé, les caractéristiques physiques ou génétiques, la naissance et l’origine sociale.

Seules les législations régionales ajoutent aussi les critères du statut de séjour, de la composition de ménage et de « la condition sociale ». C’est sur base de tous ces critères que des cas de discrimination sont aux yeux de la loi interdits et punissables.

Comme le précise l’avis, « la fracture numérique », à travers la centaine de signalements répertoriés par Unia depuis 2019, renvoie principalement aux critères de la langue, de l’âge, du handicap, de la fortune, de l’origine sociale et de la condition sociale (quand elle est intégrée dans la loi). Par ailleurs, certains cas répertoriés peuvent aussi être le résultat de croisement ou d’addition de plusieurs de ces facteurs. Dès lors, pourquoi ne pas le faire pour une personne analphabète dont les « caractéristiques » peuvent correspondre à la somme ou au croisement de ces différents facteurs.

Mais pour Unia, ce qui serait vraiment une avancée serait d’intégrer le critère très englobant de « la condition sociale » comme un critère protégé par « l’ensemble » de notre législation antidiscrimination, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui au niveau fédéral par exemple. Les choses sont en train d’évoluer au sein du monde de la politique antidiscriminatoire pour rendre compte des citoyens qui vivent de plus en plus souvent des situations à la croisée de plusieurs vulnérabilités : socioéconomique, culturelle telle que l’analphabétisme, de logement… qui se combinent aux critères de genre, handicap, etc. De plus en plus, les discriminations signalées sont le fait de réalités sociologiques plus larges qu’un seul critère, quel qu’il soit. En cela, l’approche intersectionnelle est d’une grande aide.

Unia estime donc qu’introduire le critère de la condition sociale permettrait d’attester plus directement de situations discriminatoires liées à la fracture numérique pour les personnes en situation d’analphabétisme, en faisant explicitement référence, par exemple dans les travaux préparatoires, d’une liste non exhaustive de personnes s’y retrouvant et englobant notamment les personnes analphabètes.

Lire et Écrire soutient cette idée car elle correspond bien à la réalité de l’analphabétisme. Une personne analphabète ne peut pas être classée dans une catégorie étroite et immuable (sinon à quoi bon s’alphabétiser ?). De plus, les trajectoires sont multiples et difficiles à faire entrer dans un profil précis ou une définition individuelle. Au contraire, pour notre association, l’analphabétisme a pour cause et conséquence l’exclusion sociale, culturelle, politique et économique sévissant dans notre société.

Des signalements qui pourraient donner lieu à des actions en justice

Pour Lire et Écrire, la demande d’avis auprès d’Unia n’est ni habituelle, ni même évidente. En tant que mouvement d’alphabétisation populaire, nous ne menons jamais aucun combat collectif en utilisant la voie juridique. Mais aujourd’hui, les personnes que nous accompagnons sont tout simplement « oubliées » c’est-à-dire « pas entendues » et « pas prises en compte ». Elles témoignent, dans le vide, des manquements de l’État dans les missions qu’il délègue à ses services publics et d’intérêt général : l’égalité (dans l’accès et dans les tarifs), la mutabilité (capacité d’adaptation aux conditions et aux besoins), et la continuité. La gravité de ce à quoi nous avons été témoins depuis la pandémie, à savoir la privation d’une partie de la population de ses droits les plus élémentaires, nous a finalement conduit à cette initiative. Aujourd’hui, Unia – comme ses missions le lui permettent – annonce réfléchir à actionner, l’arme judiciaire et l’utiliser, si besoin en est, dans certaines situations individuelles ou plus encore collectives.

Collaboration et partenariat avec Lire et Écrire

Unia le reconnait, dans la centaine de signalements enregistrés dans le domaine de la « fracture numérique » depuis 2019, aucun ne concerne de personnes analphabètes. Le centre l’explique par différents facteurs : ce public n’a pas connaissance d’Unia et de son rôle, ses services manquent d’accessibilité (la majorité des signalements passent désormais par des formulaires en ligne et plus par la permanence physique ou téléphonique) et les personnes analphabètes ne se reconnaissent pas dans les critères dits « protégés » par les lois antidiscrimination. Conscient du faible taux de rapportage de dossiers ayant un lien avec la fracture numérique, Unia a décidé de revoir ses modes d’action pour mieux identifier ces problématiques, en collaborant notamment avec Lire et Écrire. De notre côté, il sera de notre responsabilité également de faire connaitre auprès des personnes analphabètes les possibilités de faire appel à Unia.

Autres recommandations d’Unia

La plupart des autres recommandations proposées par Unia rejoignent les demandes avancées par Lire et Écrire, mais aussi de nombreuses associations et acteurs sociaux depuis plusieurs années dans ses différentes prises de position pour lutter contre ces discriminations. Il s’agit notamment de maintenir nécessairement des guichets physiques accessibles en y prévoyant un accompagnement des usagers rencontrant des difficultés dans leurs démarches, de faciliter la mise à disposition d’outils numériques et leur accessibilité (technique et financière) à l’ensemble de la population, de sensibiliser les fonctionnaires des services publics et les travailleurs de première ligne aux difficultés rencontrées par certains publics en matière d’outils digitaux.

Disons-le clairement, ces demandes sont essentielles mais rarement entendues par les pouvoirs publics ou organismes privés d’intérêt général qui mettent en place des procédures de plus en plus dématérialisées et de plus en plus impensées, au regard des besoins et des droits des populations faibles utilisatrices des nouvelles technologies (soit presque une personne sur deux en Belgique, selon le dernier baromètre de la Fondation Roi Baudouin). Il suffit pour s’en rendre compte de jeter un œil sur l’avant-projet d’ordonnance « Bruxelles numérique » qui vient d’être approuvé en première lecture par le gouvernement bruxellois. Malgré la forte mobilisation du secteur associatif pour l’amender, le texte est passé en imposant la mise en ligne des administrations régionales et communales, et ce sans garantir ni des guichets physiques accessibles à tous ni des services téléphoniques avec des humains qui répondent.

Malgré ces signes inquiétants, Lire et Écrire et beaucoup d’autres associations, sont néanmoins prêtes à continuer à faire entendre leur voix et défendre les droits des plus fragilisés.

Contact presse :
Lire et Écrire Communauté française – Cécilia Locmant 02 502 72 010474 33 85 60cecilia.locmant@lire-et-ecrire.be