Au Cœur des Mots est un centre d’alphabétisation établi depuis 1986 à Lacolle, une municipalité rurale en Montérégie, au Québec. Grâce à l’obtention d’une bourse en 2018, l’organisme a pu s’attaquer à une problématique d’envergure : l’accessibilité difficile aux ateliers d’alphabétisation pour une partie de la population analphabète, que ce soit pour des raisons géographiques, physiques ou socioaffectives. Quand on sait qu’un Québécois sur cinq est analphabète mais que seulement 5 % d’entre eux s’investissent dans une démarche d’alphabétisation, il y a urgence d’agir.
Notre centre d’alphabétisation dessert quatorze municipalités, soit un territoire de près de 1000 km2. Étant donné l’absence de transport en commun, il est essentiel d’avoir accès à un véhicule pour se déplacer sur le territoire. Il s’agit toutefois d’un important fardeau financier pour notre public-cible, qui se trouve souvent dans une situation socioéconomique précaire. Nous avons donc conclu qu’il s’agissait d’un obstacle suffisamment important pour que plusieurs personnes analphabètes abandonnent l’idée de participer à une démarche d’alphabétisation.
Outre les obstacles inhérents à l’environnement des personnes analphabètes, nous avons également réfléchi aux différentes conditions personnelles de l’individu qui peuvent l’empêcher de vouloir bénéficier de nos services. Habiletés sociales difficiles, troubles de santé mentale, troubles autistiques, mobilité difficile, manque de motivation, honte. L’alphabétisation est un droit universel, mais ce n’est malheureusement pas toutes les personnes analphabètes qui s’en prévalent. À l’ère d’une technologie qui nous permet de savoir en temps réel ce qui se passe de l’autre côté du globe, pourquoi ne pas mettre à profit ces outils afin de joindre notre public éloigné ? De ce questionnement est né le projet Alpha-Skype.
Alpha-Skype, les débuts
En imaginant le projet Alpha-Skype, nous nous sommes fixé un défi de taille. Nous comptions, par ce projet, réussir à aller au-delà de tous les obstacles qui empêchent les personnes analphabètes d’accéder à une formation. Nous avons imaginé une formule très simple : tout le matériel technologique nécessaire à la formation à distance est fourni sous forme de prêt à l’apprenant pour la durée de celle-ci. Si la personne n’est pas en mesure d’avoir une connexion Internet, l’organisme est prêt à prendre lui-même en charge les couts. Le contenu pédagogique est numérisé et les ateliers sont donnés par vidéoconversation. Un accompagnement individuel est fourni au préalable au domicile de l’apprenant afin de l’aider à apprivoiser le matériel technologique.
La mise en place du projet
À l’annonce du projet, six personnes ont manifesté leur intérêt à y participer. Ces six participants habitent à plus de 40 kilomètres de notre centre d’alphabétisation et n’ont pas accès à un moyen de transport pour se déplacer jusqu’aux ateliers. De plus, certains d’entre eux rencontrent des difficultés relevant de la santé mentale, de la violence conjugale ou de la pauvreté.
Nous avons donc amorcé avec eux la démarche devant les mener à la participation au projet Alpha-Skype. Une de nos formatrices s’est déplacée à plusieurs reprises jusqu’à un organisme communautaire ayant pignon sur rue dans la région où nos participants vivent, afin d’établir un lien de confiance avec eux et d’évaluer leurs connaissances face à l’informatique. Cette première étape franchie, ce sont quatre apprenants qui ont décidé de poursuivre la démarche.
Un incitatif de taille
Dans le cadre du projet Alpha-Skype, nous permettons au participant et à sa famille d’utiliser l’ordinateur à des fins personnelles. Ce faisant, la famille devient un allié important dans la démarche d’alphabétisation du participant. Plutôt que de miner les efforts ou de minimiser les impacts d’une démarche d’alphabétisation, l’entourage désire bénéficier plus longtemps du matériel et encourage donc le participant à poursuivre.
D’autre part, en incluant la famille dans la démarche, nous espérons mettre fin au cycle intergénérationnel de l’analphabétisme. En effet, l’enfant qui voit son parent participer à des ateliers et améliorer ses compétences de base aura tendance à s’en servir comme modèle à suivre. De plus, un ordinateur et une connexion Internet permettent une ouverture sur le monde, primordiale à la réussite scolaire, sans compter le fait qu’à l’ère actuelle, il est pratiquement impossible de faire des études secondaires ou post-secondaires sans ordinateur à la maison.
Quand le réel rattrape le rêvé…
Lorsque l’idée d’Alpha-Skype a germé dans nos esprits, nous pensions que quelques heures d’accompagnement en informatique seraient suffisantes pour que l’apprenant puisse participer de façon autonome aux formations. Nous nous sommes rapidement rendu compte que l’informatique n’était pas un domaine aussi accessible que ce que nous avions initialement pensé. Nous avons dû réviser nos attentes et poursuivre pendant près de huit semaines l’accompagnement en informatique avec les participants.
Différentes notions ont été abordées, qui, de prime abord, peuvent paraitre simples : démarrage de l’ordinateur et ouverture d’une session, connexion au réseau wi-fi, configuration de l’imprimante, création d’une adresse courriel… Malgré notre accompagnement soutenu et à notre grand désarroi, l’informatique s’est révélée trop anxiogène pour un des participants. La crainte de briser le matériel, conjuguée à son sentiment d’incompétence en informatique, a eu raison de sa motivation.
La suite
Dans la dernière année, nous avons donc placé nos efforts sur la consolidation du projet Alpha-Skype. Chaque semaine, les participants et la formatrice établissent le moment propice pour effectuer la formation.
Depuis plus d’un an, j’apprends le français et les mathématiques avec Skype une fois par semaine. C’est pratique parce que je fais cela de la maison et quand j’ai le temps. Pas d’argent à débourser, pas de dépenses pour une auto, pour l’essence… Tout est fourni. Les ateliers sont donnés selon ce qu’on a besoin d’apprendre.
Annik, participante au projet Alpha-Skype
Avec le projet Alpha-Skype, nous utilisons le même type d’approche que dans les ateliers d’alphabétisation offerts dans les locaux de notre organisme. Les participants sont au cœur de leur démarche et ont donc la possibilité de décider des notions qu’ils désirent aborder en atelier.
En tout temps, les participants au projet peuvent nous joindre par téléphone ou par courriel s’ils rencontrent un problème avec le matériel informatique. Modifier le mot de passe de la boite courriel par téléphone, reconfigurer l’imprimante par Skype, retrouver et ouvrir des enregistrés au mauvais emplacement en échangeant sur Messenger, peu de problèmes n’ont pu être résolus à distance. Lorsque nous n’y arrivons pas, un membre du personnel se déplace au domicile du participant afin de débloquer la situation. Grâce à la commande en ligne, nous pouvons à tout instant faire parvenir aux participants les cartouches d’encre, les paquets de feuilles et tout autre matériel (calculatrice, règles mathématiques, Bescherelle, etc.) nécessaires à leur démarche d’alphabétisation.
Un projet avantageux, pas seulement pour les participants !
Un avantage de taille du projet Alpha-Skype est la conciliation travail-famille pour les formatrices. En temps de grande pénurie de main-d’œuvre, il s’agit d’un incitatif intéressant pour retenir le personnel. En effet, comme le seul matériel nécessaire pour la formation est l’ordinateur portable, la formatrice a tout le loisir d’offrir la formation à partir de son domicile et aux heures convenues avec le participant. Il s’agit d’une flexibilité intéressante pour les formatrices, qui peuvent ainsi bénéficier d’un horaire atypique si tel est leur désir.
Offrir de la formation avec Skype, c’est comme offrir de la formation à une personne qui est avec moi. Je peux lui montrer des notions à l’écran et lui parler. C’est sécurisant pour les deux parties : autant pour la formatrice qui a accès à tout son matériel que pour l’apprenant qui est chez lui. Un lien de confiance s’établit et lorsqu’on se voit en chair et en os, il n’y a pas de malaise.
Annie, formatrice Au Cœur des Mots
De plus, Alpha-Skype est un projet gagnant pour l’organisme également. Même si nous devons assumer les frais relatifs à l’impression des exercices, à la maintenance des appareils et à la connexion Internet, cela demeure avantageux d’un point de vue locatif. Effectivement, la formation via Alpha-Skype ne nécessite pas d’avoir un local de formation spacieux. De plus, cette solution s’avère beaucoup moins couteuse que si nous faisions le choix d’ouvrir un nouveau point de service en région éloignée, avec tous les frais de déplacements que cela implique.
Un projet qui continue de grandir
Maintenant que le projet est consolidé et que les membres ont développé une plus grande aisance avec l’informatique, notre défi est de les impliquer dans la vie associative et démocratique de l’organisme malgré la distance qui les sépare. Il est de plus en plus difficile pour les membres du projet Alpha-Skype d’être les témoins silencieux de la vie de l’organisme. Les participants sont souvent déçus de ne pouvoir être présents lorsqu’une activité de groupe est organisée. Nous comptons donc nous attaquer à ce nouveau défi, en permettant aux participants du projet Alpha-Skype d’assister aux activités de groupes organisées à l’organisme, dans le confort de leur foyer…
Notre plus grande victoire, à travers tout ce projet, demeure sans conteste la fierté des participants quand ils jettent un regard sur tout le chemin qu’ils ont parcouru depuis le début d’Alpha-Skype. Par exemple, la fierté d’avoir acquis la capacité de naviguer sur Google pour trouver une recette et parvenir à l’imprimer. Mais, au-delà de l’aspect « académique », la participation à ce projet a permis et permet aux participants de s’initier suffisamment aux technologies de l’information et de la communication pour profiter des multiples avantages qui y sont reliés, comme pouvoir communiquer avec leur famille et leurs amis. Et cela n’a pas de prix…
Jannie
coordinatrice du centre d’alphabétisation Au Cœur des Mots,Lacolle, Québec