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L’alpha : une affaire d’hommes ?

Supplément au Journal de l’alpha no 184.

28 %, c’est la proportion d’apprenants masculins dans le secteur bruxellois de l’alphabétisation. Or le Plan Bruxellois pour l’Alpha (PBA) vise un accès de tous à la formation. Par conséquent, il y a lieu de se demander en quoi ces 28 % d’hommes en alpha sont représentatifs ou non des besoins réels en formation. Afin de pouvoir répondre en partie à cette question, j’ai d’abord essayé de comprendre comment les hommes accédaient à la formation et comment les rapports sociaux de sexe, soit le genre, pouvaient expliquer l’accrochage et le décrochage à la formation. En recueillant les expériences d’apprenants masculins et féminins, ainsi que les observations faites par les formateurs et accueillants, il apparait que les hommes rencontrent aussi une série d’obstacle à la participation effective. Pourtant les opérateurs alpha ne manquent pas de bonnes idées pour favoriser l’accès des hommes à la formation ! Le présent article, synthèse très rapide et sélective de ma recherche [1], fait donc le point sur le cas particulier de l’alpha au masculin et propose des pistes de remédiation directement inspirées de la créativité des opérateurs rencontrés sur le terrain.

Par Hélène Marcelle,
service Études – Lire et Écrire Bruxelles.

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Une question de honte ?

Quand on demande aux formateurs et accueillants les raisons de la faible participation masculine, une des premières explications est que les hommes sont honteux d’avouer leur illettrisme, voire leur analphabétisme, alors qu’ils sont bons francophones. Par contre, les femmes seraient moins honteuses puisqu’elles sont plus nombreuses à n’avoir jamais franchi le seuil d’une école. Elles n’auraient rien perdu et auraient tout à apprendre. Les hommes, immigrés ou non, auraient par contre perdu quelque chose : un statut de personne scolarisée (peu importe les années d’éducation) et par-delà un statut d’autorité dont le niveau de connaissance garantit un certain pouvoir… notamment sur les femmes. La difficulté serait d’autant plus grande que ces hommes se retrouvent face à des femmes issues de la même communauté qu’eux et du même quartier. La honte, c’est aussi l’argument principal des opérateurs lorsqu’on évoque le cas des personnes nées et scolarisées en Belgique. Cependant, peut-on assimiler la condition des hommes immigrés et des hommes d’ici ? Deux raisons s’opposent à cet amalgame. D’abord, les hommes immigrés peuvent toujours se prévaloir d’une langue maternelle étrangère. Leur étrangeté tant à la langue du pays d’accueil qu’à son système éducatif prémunit leur estime de soi de la dévalorisation. Ensuite, ce ne serait pas tant le sexe qui explique la fragilité de l’estime de soi chez l’illettré que la qualité du soutien de l’environnement social des hommes (Villechaise-Dupont et Zaffran, 2002), autrement dit, leur capital social.

Le capital social, une force ambivalente

Comme le note le sociologue français Cyprien Avenel, contrairement à une opinion courante, les “quartiers sensibles” ne sont pas les lieux de la désorganisation familiale. Les réseaux d’entraide et de soutien au sein de la parenté jouent un rôle d’amortisseur des conséquences du chômage et de l’exclusion (2006 : 122). Cependant comme toute structure, l’entourage social peut constituer non pas une ressource mais parfois une source de contraintes déterminantes pour les projets de vie. Cet impact négatif est d’autant plus fort que d’autres ressources (culturelle, économiques, symboliques, etc.) manquent. C’est là que le capital social devient un vecteur de contrôle social (Portes, 1998). Si les femmes le vivent intensément quant à leur sexualité et leur mobilité dans l’espace public, les hommes le vivent aussi sur base de la valeur travail, valeur constitutive de la virilité (Welzer-Lang, 2004) et sans quoi ils peuvent perdre toute légitimité « en tant qu’homme ». Exemple. En mai 2010, j’ai rencontré Dasin [2]. Il est apprenant en « oral 1 » dans le cadre d’un contrat CF70 (« contrat Actiris ») dans un centre de formation à Forest. Arrivé en Belgique, il a été marié à une Marocaine néerlandophone née et diplômée en Belgique. Alors que Dasin est analphabète, ne connait pas le pays d’accueil aussi bien que sa belle-famille, c’est pourtant à lui qu’est revenu le rôle de pourvoyeur de revenu d’un ménage qui s’est rapidement agrandi avec la naissance de ses deux enfants. Le mariage avait donc reconfiguré le statut de l’épouse : elle avait quitté son rang de femme active pour celui de mère et donc d’active inoccupée. Dasin travaillera alors dans l’industrie automobile puis dans le nettoyage industriel d’où il se trouvera un jour licencié. Au chômage, il fut happé dans un plan d’activation et se retrouva en formation. Un fait peu approuvé par son épouse à en croire Dasin : [Ma femme]… l’école, pour elle, c’est rien. Je dois chercher du travail. Parce que [marre du] chômage chômage chômage ! […] Elle me dit Pff, t’iras à l’école après. Va chercher du travail d’abord !

Opportunités genrées du travail : la niche ethnique contre la formation

Le marché du travail peu qualifié est divisé selon le genre et ne produit pas les mêmes lieux de socialisation et de transformation culturelle pour les hommes et les femmes. Sa structuration a un impact considérable sur l’accès des hommes à la formation. La division sexuée du marché du travail peu qualifié exploite au maximum les stéréotypes de genre. De ce fait, les femmes sont dans le secteur du « Care » (nettoyage, cuisine, soin des enfants et des personnes âgées, etc.) et les hommes, dans le secteur du bâtiment. Ces deux marchés diffèrent aussi par les types d’acteurs qui le construisent. Le premier est de plus en plus médié par des dispositifs institutionnels – pensons aux titres-services – et implique un certain niveau de maitrise du français. Le second est établi par un régime socioéconomique que le sociologue américain Roger Waldinger (2003) a baptisé « niche ethnique ». Dans le premier cas, la proximité avec un public de francophones natives et des institutions francophones (agents d’insertion socio­professionnelle, ALE, entreprises titres-services) incitent les femmes à se frotter avec la langue française. Dans le second cas, la fermeture culturelle de la niche ethnique maintient les hommes dans un univers qui ne requiert pas l’usage de la langue du pays d’immigration. A cette structuration genrée du travail répondent aussi des dynamiques familiales intracommunautaires qui tiennent éloigné l’homme immigré de la langue du pays d’immigration. Ce phénomène est particulièrement aigu chez les Turcs arrivés en Belgique par la voie du mariage. En Belgique, Altay Manço (2009) a rencontré dans des milieux réputés pour être plutôt masculins (café, rue, Mosquée) des jeunes Turcs frappés d’une oisiveté paradoxale : bien qu’ils soient parfois hautement qualifiés – un critère qui compte dans le recrutement matrimonial – ils n’accèdent pas au marché de l’emploi. Le rythme de la vie les mène du foyer au café, du café à la mosquée, de la mosquée à la maison. En plus de la déqualification professionnelle que subissent ces hommes (pas d’homologation, non-reconnaissance des diplômes, etc.), le régime de l’accueil intraethnique et familial dans la belle-famille réduit le champ des opportunités et in fine leur intégration sociale. En effet, ne trouvant pas d’emploi puisque ne parlant pas les langues nationales, les jeunes Turcs se voient proposer ou imposer un travail dans les petites entreprises de leur belle-famille. Les figures du beau-père et du beau-frère semblent centrales dans ce rapport de force. Accueillis, nourris, habitant parfois chez leur belle-famille [3], les Turcs immigrés n’ont souvent pas d’autres issues que de se soumettre aux lois de la niche ethnique : commencer par travailler gratuitement tout en bas de l’échelle des tâches dans un restaurant, un snack ou un chantier pour espérer atteindre au bout d’une dizaine d’années un poste plus élevé ou de fonder leur propre « petite entreprise à grands risques » (Manço, 2009). Cette situation revêt un caractère d’autant plus contradictoire et contrariant que bien souvent le beau-père est souvent analphabète mais n’a jamais chômé. De ce fait, il ne comprend pas ou ne peut comprendre que son bru, parfois ingénieur de formation, ne trouve pas de travail (Kumulu, 2004). En outre, conscient que la connaissance du français (ou du néerlandais) pourrait lui ouvrir la voie vers le marché national du travail (par opposition au marché de la niche ethnique), le gendre ne peut néanmoins prétendre à accéder à une formation. Cette demande est tout simplement incomprise et le plus souvent refoulée.

L’alpha, une affaire de femmes… [4]

À côté des facteurs individuels (la honte), mésosociaux (le capital social) et macro (le marché du travail), il ne faut pas oublier que la structuration de l’offre en formation conditionne aussi l’accès des hommes à l’alpha. En effet, un homme a plus de risque de se retrouver minoritaire ou de ne pas trouver de place dans un centre de formation du fait de son sexe. Les cours mixtes constituent en effet 64,8 % de l’offre totale et les cours uniquement réservés aux hommes [5], 0,2 % (Bastyns, 2009). De nombreux groupes mixtes sont majoritairement féminins allant parfois au-delà de 80 % de présence féminine. Le témoignage de Florence, formatrice à Molenbeek, illustre bien le phénomène que de nombreux autres formateurs rencontrés ont aussi mentionné : Si on regarde du côté des hommes, il y a beaucoup moins d’associations qui s’adressent à eux directement, donc ils se retrouvent dans des formations mixtes… Mais ce n’est pas toujours ce qui fait leur bonheur. En effet, les femmes sont souvent en plus grand nombre et elles imposent leurs manières de faire. Dernièrement je discutais avec un monsieur qui m’a confié que dans son groupe de travail, les femmes insistent pour que les hommes ne se mélangent pas à elles. Elles veulent rester entre elles. Quand dans la création de tables de travail celle où se retrouvent les hommes est complète, les hommes sans table n’arrivent de toute façon pas à se faire accueillir par les femmes. Cet homme qui me racontait cette expérience en étant très affecté. Pourtant, c’est un homme marocain qui connait donc bien les usages des femmes. En l’absence de régulation de la composition sexuée des groupes, il peut apparaitre, selon certains formateurs rencontrés lors de l’enquête, un véritable rapport de force entre des femmes majoritaires et des hommes minoritaires. Il se traduit par la volonté chez les femmes de ne pas coopérer avec des hommes et de préserver une distance. Quelques techniques furent observées à ce sujet. Une chaise vide permet de marquer une frontière, par exemple. Parfois un grand sac à main déposé sur cette même chaise dissuade toute tentative de rapprochement. Parfois, on s’accommode bien de la présence d’une personne hors communauté (femme ou homme sud-africains par exemple) sur cette chaise décidément « frontalière ».

C’est la notion même de « respect » qui est évoquée par les intéressées pour décrire leur situation de mixité et l’usage qu’elles en font. Ce terme configure la spatialisation des sexes pris dans une situation mixte. En ressort une véritable segmentation d’autant plus manifeste qu’elle s’opère auprès de membres d’une même communauté confinée dans un même espace d’apprentissage. Comme le disait Ghazi, apprenante à Forest et joyeuse sexagénaire qui n’a rien contre la mixité : Ici dans la classe, les femmes sont toujours assises là et les hommes toujours ici. On ne tente rien comme ça ! Fadoua, apprenante à Molenbeek, éprouve quant à elle de réelles aversions pour la mixité sexuée, non pas contre le principe-même mais parce que la mixité n’a pas d’intérêt en soi dans une société où les hommes regardent les femmes comme des fruits sur un étalage au marché. Pour elle, les hommes devraient se tenir à bonne distance : Même si on est obligés d’être mélangés, il faut respecter quand même !! On n’a pas le choix, alors il faut respecter et prendre ses distances. Si la dimension culturelle de la ségrégation des sexes, particulièrement fort présente parmi les personnes immigrées du Maroc, est une explication pertinente, ces phénomènes de mixité segmentée sont surtout le produit d’une implantation très locale de la formation au cœur de quartiers homogènes sur le plan ethnique et où la mobilité sociale est très faible. Le cumul de ces deux facteurs maintient durablement le contrôle social communautaire [6]. Cette dynamique sociale implique chez les apprenantes, une fois assurées de leur majorité et de l’autorité qu’elles peuvent en tirer, de développer des formes verbales et non verbales de rejets et de dénonciation des comportements masculins. Cela pour deux raisons. Premièrement, les tentatives de rapprochement et de coopération de la part des hommes à l’égard des femmes du groupe d’apprenant viennent enfreindre les règles habituelles du quartier. Règles implicites que ces comportements en espace mixte révèlent au grand jour. Dire que l’on suit juste les règles du centre de formation, la mixité et la coopération entre les apprenants, est un argument qui ne tient pas face au risque qu’encourent les femmes dans un espace où le contrôle social est important. L’espace d’apprentissage ne justifie pas un changement de comportement et de rôle : il est lui-même encastré dans une réalité communautaire et de quartier et donc soumis à ces règles. L’attitude des femmes à leur égard est donc un rappel à l’ordre. Deuxièmement, une autre raison, plus subtile est que ces tentatives de rapprochement « pro-mixité » s’opèrent en contradiction avec ce que ces mêmes hommes exigeraient eux-mêmes pour leurs propres femmes. Dès lors, les dénonciations et rejets de la part des apprenantes ne désignent plus tant un comportement déviant par rapport à la norme communautaire mais pointent un abus de pouvoir de la part des hommes : vivre la mixité (à des fins que certaines apprenantes soupçonnent d’être sexuelles) alors qu’ils la refusent à leur épouse. Fadoua, inscrite en cours mixtes approuve complètement la prise de position d’une de ses collègue contre Issan, un apprenant de son groupe : C’est le problème : nous, les musulmans, normalement, les femmes et les hommes, mis ensemble… ça c’est interdit dans l’Islam. C’est comme ça. Mais Issan, il sait bien ça et il n’aime pas que sa femme soit à côté d’un homme. Mais, lui il le fait… Il était à côté d’elle [une apprenante, NDLR]. Et elle, elle était fâchée : tu ne veux pas que ta femme aille à l’école avec tout le monde mais toi, tu te permets ! Même si on est obligés d’être mélangés, il faut “respecter” quand même !! On n’a pas le choix, alors il faut respecter et prendre ses distances. Les femmes sont certes majoritaires en nombre mais leurs rejets témoignent encore fortement de la domination qu’elles subissent en dehors des cours. Dans ce type d’interaction, on ne fait pas de différence entre hommes « profiteurs » et hommes « innocents », la méfiance impose le « respect » et donc la distance.

Des horaires adaptés aux hommes ?

Autre facteur important : les horaires des formations. 86 % des cours se donnent en journée à Bruxelles (CPPA, 2009 :107). Or la population active bruxelloise compte, parmi les personnes ayant au maximum un diplôme du secondaire, seulement 37 % de femmes pour l’année 2007 (IBSA, 2008). Ce taux a tendance à croitre avec le niveau d’instruction tout en restant toujours inférieur aux taux d’activité des hommes. Par conséquent, hormis la possibilité de travailler au noir, on peut supposer que les femmes sont moins occupées que les hommes dans les populations faiblement qualifiées. Ainsi, le temps non travaillé et libéré de la charge des enfants constitue un temps disponible pour d’autres activités… dont la formation. Ainsi les cours du jour reçoivent une importante part de femmes inoccupées tandis que les hommes sont ailleurs, pris dans des logiques de recherche de revenu.

Par conséquent, les horaires ne semblent pas convenir à la demande masculine qui, occupée durant la journée, se presse aux cours du soir, trop peu nombreux dans l’offre à Bruxelles. En effet, ceux-ci n’accueillent que 14 % des apprenant-e-s bruxellois-e-s. Julien est formateur dans un centre qui fournit une offre intensive de cours du soir, pour lui, la faible participation des hommes s’explique par la qualité de l’offre : la participation, c’est une question de disponibilité et de temps pour les hommes. On le voit dans les cours du soir : on a une grosse majorité d’hommes. Pourquoi ? Parce que c’est des personnes qui travaillent en journée et que leur préoccupation première, c’est de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Il n’y a pas assez de cours du soir. C’est évident ! C’est hurlant ! Nous, on explose. Ça fait des drames humains. Il y a des gens à qui on offre un emploi à condition qu’ils suivent des cours du soir. Il y a donc une demande qui n’est pas satisfaite. Quand je vois le nombre de gens qu’on “baque” pendant les inscriptions/orientations ! Je me demande vraiment où ils vont.

Alors l’alpha, une affaire de femmes ? Probablement… Mais il s’agit surtout de la conséquence non intentionnelle des difficultés de recrutement en personnel pour assurer les cours du soir, et, par-delà, de moyen financiers pour ouvrir de nouveaux groupes. Ironie du sort, cette situation s’explique aussi par un engagement majoritaire de militantes et de professionnelles dont la disponibilité serait aussi plus diurne que nocturne [7]. On peut donc parler de l’alphabétisation comme d’un secteur féminisés mais aussi genré : à la division sexuée du travail et des charges domestiques/familiales des travailleurs répond aussi celle vécue par les apprenantes. En aucun cas on ne peut conclure qu’il existe une discrimination à l’encontre des hommes dans l’accès à l’alpha mais qu’un système inégalitaire de rapports sociaux de sexes imprime sa marque et conditionne à la fois l’engagement des travailleurs alpha et la participation des apprenants… faisant de l’alpha… oui, une affaire de femmes.

Ils cherchent la vie mais qui les cherche eux ?

Comme le défend Jahid, apprenant en cours du soir, les hommes ont toujours mieux à faire que de suivre une formation : Moi je préfère… si j’avais une femme à la maison avec des enfants… Je préfèrerais aller travailler que de venir ici. Je ne vais pas gaspiller mon temps ! Il faut bien que j’avance dans ma vie. Le travail ? C’est l’évidence-même pour Mehdi, un apprenant espagnol d’origine marocaine : Nous, en Espagne, on dit que les hommes, “ils cherchent la vie”. Quant à Abdelalli, il a attendu de se retrouver en incapacité de travail pour démarrer une formation alpha en français. Pour lui les hommes ne sont qu’une seule chose. Les femmes, elles peuvent vivre des choses différentes dans des endroits différents. Les hommes, eux, ils travaillent, ils mangent et puis se couchent. Les femmes elles vont partout, elles savent plus de choses comme ça. Elles sont plus intelligentes. Ce que nous montrent ces témoignages est que la division sexuelle des tâches familiales et la division sexuelle du travail se superposent pour produire dans le cas des hommes vivant dans la précarité des « mono-socialisations ». Si la faible participation des hommes en alpha est manifeste, elle l’est tout autant dans d’autres espaces d’intervention sociale. En effet, pour Pascale Jamoulle [8] [les hommes] ne viennent jamais, ou très rarement, solliciter un service social – c’est une question de fierté – ils vivent dans une certaine clandestinité – c’est une question de survie, et pour toutes ces raisons, ils disparaissent finalement aussi aux yeux des travailleurs sociaux. […] Trop souvent la souffrance de ces hommes est sous-estimée, ignorée, voire même pas soupçonnée. C’est d’ailleurs pour cela que les aides qui leur sont proposées – quand elles leur sont proposées –, sont souvent inadéquates et donc inopérantes. (Leclercq, 2005). Invisibilité, protection de l’estime de soi, vie et travail dans la clandestinité, identification au rôle du « pourvoyeur de revenu », les hommes dans la précarité n’ont pas les atouts nécessaires pour entrer en formation dans un secteur qui peine à les identifier.

Néanmoins, des pistes de remédiation existent. Premièrement, certains opérateurs ont décidé de réguler la composition sexuée de leurs groupes. C’est le cas de Lisbeth, directrice d’une association d’alphabétisation : Pour rester mixtes, nous avons décidé de mettre sur pied une discrimination positive à l’encontre des hommes : il ne faut pas un homme dans un groupe de douze femmes, il faut un minimum de 4 hommes par groupe pour qu’ils ne se retrouvent pas seuls. D’autres opérateurs « gèlent » les listes d’inscription pour certains groupes qui se composent d’une majorité de femmes. Cela permet d’introduire des candidats masculins au groupe en cours d’année. D’autres vont encore plus loin et inscrivent en alternance une femme, puis un homme lorsqu’ils constituent les groupes d’apprenants en début d’année. Cette dernière méthode vise clairement la parité.

Deuxièmement, certains opérateurs non mixtes ont déjà mis en œuvre des projets novateurs pour favoriser dans un premier temps l’accès des hommes aux actions associatives (avant de parler d’emblée de cours d’alphabétisation). Dans l’exemple ci-dessous que nous avons recueilli auprès d’une association non mixte féminine, l’opérateur mobilise d’une part des compétences manuelles et d’autre part le statut parental afin de produire une première expérience en milieu associatif. Ce premier pas permet une entrée positive dans le milieu associatif non pas à partir d’un manque à combler que par la démonstration d’une compétence acquise antérieurement. Cette expérience originale montre qu’une définition du public en tant qu’acteurs-producteurs permet d’accroitre la participation. L’année passée on a créé un groupe de papas. Ils sont dans des conditions un peu différentes [des femmes en formation ici]. Même s’ils sont au chômage ou au CPAS, on prévoit des plages horaires en soirées car ils sont occupés la journée par des activités au noir. Ils doivent vivre ! Donc, c’est un professeur homme qui donne cours d’alpha ici en journée qui a pris en charge ce groupe de papas. Il est psychologue et originaire du Burundi. Moi, j’y assiste et ne suis pas dérangeante en tant que femme. On parle de tout mais aussi de sujet différents de ceux des femmes : la politique, leur place qui change dans la famille, leur place dans la société d’origine, on parle de leurs positions et des manifs. Ils sont préoccupés par leur famille et la transmission culturelle. Moi je sentais fort qu’il fallait autre chose qu’un lieu de parole pour les papas car ils ne parlent pas tant que ça … mais ils ont des choses à apporter. Donc, en partenariat avec des professionnels, il y avait possibilité de monter un atelier de menuiserie. Et donc, ce groupe de papas s’est associé à cet atelier qui les intéressait très fort ! Douze séances avec des vrais menuisiers et des vrais outils. Il y avait tout ce qu’il fallait. Et ils pouvaient créer des jeux et du petit mobilier pour leurs enfants. Il y en a un qui a montré des jeux de son pays aux autres et il les a expliqués. Il s’est senti écouté et valorisé. Pas comme un père qui ne sait rien mais comme quelqu’un de valorisé.

Troisièmement, cette réflexion de l’accès des hommes à l’association et aux cours d’alpha en particulier s’est amorcée ces dernières années dans certains groupes… de femmes. En effet, les apprenantes qui travaillent sur les questions de genre dans l’intimité de leurs groupes de femmes, ont proposé que des cours s’adressent aussi uniquement aux hommes. Cette proposition ne se fonde pas tant sur le respect de la ségrégation sexuée – et c’est là qu’on apprécie le travail sur le genre réalisé tout au long du cursus des apprenantes – que sur l’importance de créer un « entre-hommes » pour protéger les uns de la honte de ne pas savoir écrire ou pour permettre aux autres de mettre des mots sur leurs histoires d’hommes à travers un apprentissage concret du français. Dans son association féministe, Hedwige fait un travail véritablement transversal sur le genre tout en faisant de l’alpha avec son groupe de femmes. Un jour d’évaluation en groupe, ses apprenantes pointent le rôle d’éducation permanente que doit jouer l’alpha auprès des hommes pour produire une société mixte et égalitaire : Dans les évaluations qu’on fait ensemble elles demandent que pour un vrai changement dans la société, il y ait un vrai espace pour les hommes. Mais si l’une d’entre elle le propose à son mari, il va s’énerver […] Mais il faut pour elles qu’il y ait un espace pour les hommes qui les sortent de chez eux. La Cohésion sociale devrait penser à ça aussi ! Il faut créer un espace de rencontre pour les hommes, pour qu’ils se mettent à critiquer aussi leur société. Pour qu’ils comprennent l’utilité de la mixité dans la société. Car si des groupes non mixtes existent c’est parce qu’il y a des hommes qui s’y opposent mais avec qui on ne travaille pas non plus ! Faire de l’éducation permanente avec des groupes non mixtes masculins pour viser aussi des objectifs de cohésion sociale, voilà une proposition qui ne manquera pas d’interroger les administrations subsidiantes du secteur alpha.

Conclusion

Pour conclure, les données présentées dans le présent article n’ont pas la prétention de répondre de manière exhaustive à la question de la faible participation masculine en alphabétisation. Néanmoins, nous tenons ici quelques axes (méso et macrosociaux) qui facilitent la compréhension en dépassant notamment le seul argument psychologique de la honte et en resituant la question de l’accès au sein des dynamiques économiques et socio­spatiales de certains quartiers en région bruxelloise. Penser les masculinités en alphabétisation sans verser dans une approche misérabiliste ou, à l’inverse, populiste, demande d’envisager une rencontre et une nécessaire concertation avec tous les acteurs de l’alphabétisation. La sensibilité sur les questions de genre, qui dans certains groupes d’apprenantes dépasse la seule discussion de « la condition féminine », a amené certains groupes de femmes et des opérateurs alpha à penser le genre à partir de sa face trop souvent ignorée, l’homme. Cette sensibilité s’est aussi développée chez des opérateurs mixtes qui ont pris des mesures amenant parfois à la parité. Tant du côté des opérateurs mixtes que non mixtes des expériences positives mais aussi négatives nourrissent les réflexions des formateurs, des accueillants et des directions. Cependant, un espace de mise en commun est encore à créer pour développer le genre en alpha. Des savoirs pragmatiques qui par-delà les oppositions « hommes/femmes », « opérateurs mixtes/non mixtes » permettent d’innover pour un accès et la participation effective de tous aux actions d’alphabétisation.

Bibliographie

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Bastyns C. (2009a), Enquête 2007-2008 sur l’alphabétisation des adultes en Communauté Française de Belgique, Analyse synthétique des principaux résultats statistiques. Les données statistiques complètes (comportant notamment la liste des opérateurs d’alpha, qu’ils aient ou non répondu à la dernière enquête) sont disponibles à Lire et Écrire Communauté française (02 502 72 01 ou lire-et-ecrire@lire-et-ecrire.be).

Comité de pilotage permanent de l’alphabétisation des adultes (éd.) (CPPA) (2009), État des lieux de l’alphabétisation en Communauté française Wallonie-Bruxelles, quatrième exercice, données 2007-2008.

Faure S., Thin D. (2007), Femmes des quartiers populaires, associations et politiques publiques, in Politix, vol.2, no 78, pp. 87-106.

Kumulu S. (2004), Résilience et recherche active d’emploi : le cas des nouveaux immigrants originaires de Turquie, in Manço A. (éd.), Turquie : vers de nouveaux horizons migratoires ?, Paris, L’Harmattan, Coll. Compétences interculturelles, pp. 265-282.

Leclercq C. (2005), Être homme, être père dans les mondes populaires, in L’Observatoire, no 47 (rubrique Coup d’œil).

Manço A. (2009), Évaluation de l’insertion sociale de jeunes Turcs en Belgique. Analyse d’observations répétées en 1990, 1995 et 2007 : quels enseignements pour l’intégration ?, in Diversités et Citoyennetés, no 20 – IV.

Marcelle H. (2011), Le sens de la mixité et de la non-mixité dans la formation des adultes – Le cas de l’alphabétisation à Bruxelles, Bruxelles, Lire et Écrire Bruxelles.

Portes A. (1998), Social Capital: Its Origins and Applications in Modern Sociology, in Annual Review of Sociology, vol. 24, pp. 1-24.

Villechaise-Dupont A., ZAffran J. (2002), Le drame de l’illettré : analyse d’une fiction sociologique à succès politique. Langage et Société, no 102.

Waldinger R. (1994), The Making of an Immigrant Niche, in International Migration Review, vol. 28, no 1, pp. 3-30. http://www.jstor.org/pss/2547023


[1Marcelle H. (2011), Le sens de la mixité et de la non-mixité dans la formation des adultes. Le cas de l’alphabétisation à Bruxelles, Bruxelles, éd. Lire et Écrire Bruxelles. Étude réalisée de janvier 2010 à mars 2011 dans le cadre des activités du service Études de Lire et Écrire Bruxelles.

[2Tous les noms de participants de l’enquête sont des noms d’emprunt.

[3Pratique particulière pour les Turcs immigrés par le mariage car les règles coutumières du mariage sont patrilocales : c’est normalement l’épouse qui quitte sa famille pour entrer dans celle de son époux.

[4Petit clin d’œil au titre du Journal de l’Alpha publié en 2002 (No 127, février-mars) : 8 septembre - 8 mars : quel lien ? L’alpha, une affaire de femmes ?. Dans ce numéro, se retrouvaient entre autres une analyse des inégalités filles-garçons à l’école, des portraits d’apprenantes, des témoignages d’actrices alpha féministes et des expériences de groupes de femmes.

[5Il existe seulement deux groupes d’hommes à Bruxelles. On peut parler de groupes accidentels. Aucune visée en termes de genre n’y est réalisée. L’un d’eux fut créé suite à l’échec d’une tentative d’ouverture à la mixité d’un groupe de femme. L’autre est né suite à un groupe mixte fortement segmenté et souvent perturbé par l’irruption de maris ou de frères des apprenantes tentant de s’assurer de l’ordre sexuel et moral du groupe. Impossible à gérer tant sur le plan humain que pédagogique un groupe d’homme a donc été créé. Voir Marcelle (2011 : 161-168).

[6On peut d’ailleurs ajouter le rôle important de la « surrafiliation territoriale » produite par un phénomène sociologique identifié par Avenel (2006) dans le sens où le chômage et la précarité réduisent l’ampleur et la diversité des relations sociales, mais se traduisent par des rencontres quotidiennes plus fréquentes concentrées sur quelques personnes. On peut alors parler d’une suraffiliation territoriale des familles précarisées, dans la mesure où les relations amicales et sociales se superposent aux relations de voisinage, dans un contexte de ségrégation (2006 : 127).

[7Selon les résultats de l’État des Lieux de l’alphabétisation (CPPA), le second motif de refus d’inscrire un candidat à la formation, après le motif du manque de place dans les groupes d’apprenants, c’est bien le manque de personnel.

[8Pascale Jamoulle est anthropologue au service de santé mentale de l’ASBL Le Méridien à Saint-Josse. Elle est aussi chercheuse au Centre d’Anthropologie Prospective de l’UCL. Elle exerce aussi le métier d’assistante sociale. Elle étudie les formes de production des conduites à risques (notamment l’usage de drogues) et s’intéresse de près à la masculinité en milieux précaires. Lire ses ouvrages Des hommes sur le fil (2005) et Fragments d’Intimes (2009) aux éditions La Découverte.