Accueil > Publications > Édito du Journal de l’alpha 228

Édito du Journal de l’alpha 228

Analyse critique de la société

Édito du Journal de l’alpha 228 : Analyse critique de la société.

Par Sylvie Pinchart, directrice,
Lire et Écrire Communauté française.

Ces dernières semaines, l’intelligence artificielle est au centre de l’attention. Le chatbot GPT, accessible à tous par le net, permet d’entrevoir concrètement l’ampleur de ce qui, pour le meilleur et pour le pire, pourrait transformer nos sociétés [1].

Les médias s’intéressent particulièrement à l’enseignement : utiliser un chatbot, est-ce tricher ? Comment coter un examen d’élève ou un travail d’étudiant ?…

GPT, par ses immenses capacités à formuler un texte lisible et cohérent à partir de différentes sources d’informations et bases de données de savoirs, nous pousse à nous pencher collectivement sur cette « si vieille et si nécessaire » question pédagogique : quels sont les savoirs, compétences et capacités nécessaires à mobiliser et à travailler en formation à l’heure de l’intelligence artificielle ?

L’éducation n’est, de loin, pas le seul domaine d’interrogation. Comme toujours, pédagogie et politique sont liés. La question démocratique est au centre des inquiétudes… L’influence des stratégies de manipulation des opinions publiques pour déstabiliser nos démocraties n’est plus à démontrer.

La contribution de Marie Peltier, historienne et professeure, partage une analyse du complotisme ancré dans nos propres dysfonctionnements. Elle trace les contours des leviers d’action à différents niveaux d’intervention. Nombre de ses apports entrent en résonance avec d’autres contributions à ce Journal de l’alpha. Il y a comme un « air de famille » entre les différents apports, une trame qui se tisse à partir de portes d’entrée originales.

L’un de ces fils de trame est celui des valeurs démocratiques. Non pas comme cadre de moralisation des « révoltées » ou de celles et ceux qui ont toutes les raisons de le devenir…, mais comme espace social et politique vivant, critique, créateur de solidarités concrètes, initiateur de débats qui, à partir de divergences, redessinent les contours d’aspirations.

Dans le brouhaha des médias sociaux, dans les flux ininterrompus d’informations vraies-fausses-parcellaires-délirantes, dans le fatras des discours dominants qui légitiment autant l’accroissement galopant des inégalités que l’inaction climatique…, penser par soi-même, à partir de ses réalités propres et de celles observées, dire, se dire individuellement et collectivement, construire des compréhensions communes de ce qui nous occupe « nous et nous toutes » et que nous voulons changer est essentiel. Cette pensée, ces intelligences, bien humaines, ne peuvent être que critiques car à contrecourant de ce qui est invisible, tu, ignoré, caché, nié, évacué…

Construire une analyse critique avec un groupe en alphabétisation, dans une association, une organisation ou un réseau, composant avec la diversité des acteurrices, ce n’est pas construire une expertise fermée sur elle-même. C’est une compréhension qui se développe « à partir de réalités communes au groupe » et en lien avec des « expertes », des chercheureuses, des partenaires, elles et eux aussi engagées dans le changement. Ce processus – de l’expression, à la prise de conscience, au désir de comprendre pour « mieux » agir – ne va pas de soi. Il n’y a ni automaticité, ni linéarité, ni prévisibilité…

Plusieurs contributions témoignent de pratiques concrètes, se référant à différents cadres théoriques ou méthodologiques : celui mis en œuvre à l’association L’établi à Bordeaux, celui des Intelligences citoyennes et aussi, dans la sélection bibliographique, celui de l’Entrainement mental. Celles et ceux qui les agissent sont toutes convaincues de la valeur des savoirs d’expérience des populations les plus éloignées des savoirs considérés comme légitimes, de la capacité de ces populations à dire et à analyser, à produire de la connaissance. Les auteurrices de ces contributions ont aussi conscience de la fragilité de notre capacité à entendre ce qui est dit, à voir ce qui est transformé, tant les inégalités sociales s’inscrivent dans des rapports inégalitaires aux savoirs, dont nous sommes toutes plus ou moins consciemment imprégnées.

Ces processus d’éducation populaire peuvent être soutenus par la politique culturelle d’Éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est une politique publique qui porte un double pari, inscrit à l’article 2 de son décret de 2018 [2] :

  • Il n’y a pas d’exercice de la démocratie sans possibilités de critique sociale.
  • La pratique citoyenne, nécessairement critique, doit pouvoir s’appuyer sur des ressources éducationnelles.

Cette politique se traduit par le soutien (en financements publics) aux associations qui inscrivent leurs actions dans ces processus. Bien souvent, ce qui identifie une association d’éducation permanente est l’existence de cette capacité d’analyse critique, portée et développée à « tous les étages » de l’association. Ce n’est pas la production d’un discours comme objet de consommation culturelle, mais comme une parole collective porteuse de changement social.

Cet horizon porteur de plus d’égalité, de dignité, de démocratie… peut sembler bien éloigné, au regard des crises que nous vivons, de ce que les personnes avec qui nous apprenons en alphabétisation vivent au quotidien. Mais il indique un idéal qui ne sera (probablement) jamais atteint. À l’inverse, il risque de devenir un fardeau s’il ne nous permet pas de voir la beauté et la force de « la vague contre la falaise » [3].


[1À titre d’illustration, voici la question posée à GPT ce 22 janvier 2023 et sa réponse : En quoi l’analyse critique contribue à l’émancipation ? L’analyse critique permet de remettre en question les idées reçues et les structures de pouvoir existantes, ce qui peut contribuer à l’émancipation en permettant aux individus et aux groupes opprimés de prendre conscience de leur situation et de se donner les moyens de la changer. Elle peut également aider à déconstruire les stéréotypes et les préjugés qui soutiennent l’oppression et à construire des alternatives plus justes et équitables.

[3Titre d’un article de ce numéro.