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Édito du Journal de l’alpha 220

Émancipation (1er trimestre 2021)

« L’analphabétisme est à la fois cause et conséquence des rapports sociaux inégalitaires. » Cette phrase, nous l’utilisons souvent à Lire et Écrire pour dire que, si un adulte ne maitrise pas les savoirs de base et les langages fondamentaux (lecture, écriture, mathématique…), c’est intimement lié à son origine et à sa trajectoire de vie, marquées par des inégalités cumulées de genre, de classe, d’origine ethnique, de race…

À son tour, cette non-maitrise fragilisera de manière significative ses conditions matérielles de vie, son accès à un (éventuel) ascenseur social et sa pleine participation aux multiples dimensions de la vie sociale et sa capacité à y agir.

Extrait du Journal de l’alpha 220 : Émancipation.

Prendre en compte cette analyse sociopolitique de l’analphabétisme n’est pas faire aveu d’impuissance (« tant que nous ne sommes pas dans une société égalitaire, il n’y a pas grand-chose à faire ») ou de surpuissance (« par l’alphabétisation, nous allons renverser les rapports de domination à l’œuvre dans la société »). C’est au contraire se doter d’outils et de leviers d’action propres. J’en identifierai plus particulièrement deux : l’action associative en tant qu’espace organisationnel qui rassemble des acteurs mus par une même volonté de peser sur le changement social pour plus d’égalité, d’une part, et l’alphabétisation populaire comme choix pédagogique qui croise apprentissages et processus d’émancipation individuelle et collective [1], d’autre part. Ce sont des pratiques concrètes, à hauteur de femmes et d’hommes, qui relient les dimensions individuelles, collectives et sociales des transformations pour sortir d’une « place assignée ». Ce n’est évidemment pas propre à Lire et Écrire, nous nous inscrivons dans le tissu de tous les petits et grands mouvements de lutte contre les inégalités et d’acquisition de droits, qui ont développé et développent des stratégies d’action éducative visant à permettre aux acteurs concernés d’acquérir les ressources nécessaires à l’action [2].

Dans ce Journal de l’alpha [3], nous revisitons ce « vieux » concept d’émancipation au travers de différentes contributions. Au fil de celles-ci, c’est une revisite à la fois pratique, méthodologique, théorique, politique et idéologique. Celle-ci met en évidence différentes conceptions, qui entrent d’ailleurs parfois en tension et/ou identifient les contradictions internes de l’une ou l’autre d’entre elles. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant que le terme d’émancipation soit encore et toujours l’enjeu de nombreuses « controverses », car il est au cœur de la puissance d’agir, à contrario des rapports de domination. Il devient alors parfois lui-même un objet « à dénigrer et/ou à maitriser ».

Plusieurs contributions explicitent des pratiques de terrain, que ce soit au travers de la narration de leur parcours d’émancipation, par Karyne Wattiaux et Sophia Papadopoulos, ou de la présentation d’ateliers menés avec des apprenants, à l’asbl EYAD, au Collectif Alpha et à Lire et Écrire Luxembourg. Si certaines d’entre vous se questionnent encore sur la pertinence joyeuse et concrète du concept d’émancipation et de ses outils, ces contributions sont à ne pas manquer ! Tout comme le beau texte d’introduction écrit par Nadia Maamri. Comme le dit si justement Maria-Alice Médioni dans son article qui lie émancipation et Éducation nouvelle, on ne nait pas émancipé, on le devient.

À partir de l’observation de pratiques d’alphabétisation dans une association, Jérémie Piolat adopte quant à lui un tout autre point de vue. Il questionne la pertinence même de lier alphabétisation et visée d’émancipation individuelle et collective, car cette émancipation serait, de par son histoire et son ancrage, nécessairement marquée d’un nouveau rapport de domination – ici sur les femmes musulmanes. Sa critique porte à la fois sur des pratiques qui ne seraient pas assez (auto)réfléchies et sur le cadre de pensée d’un modèle d’émancipation faussement ou trompeusement universaliste. Point de vue qui se démarque singulièrement de celui de Vie féminine, rapporté par Élise Lidoine, qui entend lutter contre toute forme de discrimination en mettant en œuvre une approche conscientisante et intersectionnelle.

D’autres contributions mettent en évidence les questionnements multiples liés à l’émancipation, comme ceux de Daniel Flinker sur l’histoire et le rôle du travail dans l’émancipation et celui de Hugues Estéveny sur comment penser l’émancipation sans projet social qui enchante et sur le rôle des associations entre autonomie critique et contrôle social. Aurélie Leroy et Justine Duchesne retraversent, elles, les différents courants, enjeux et débats des féminismes… avec des pistes pour, après la critique salutaire d’un certain universalisme, repenser un « nous » pragmatique, qui s’inscrit radicalement dans les processus faisant le pari de la capacité des personnes en alphabétisation à nommer ce qu’elles vivent, à l’analyser et à agir pour transformer ce qu’elles souhaitent transformer.

Une fois n’est pas coutume, en guise de conclusion de cet édito, une invitation à poursuivre la réflexion au travers d’une contribution externe, Actions d’éducation permanente et vie associative : quelles relations ?, de Jean Blairon, Saki Kogure et Oleg Bernaz.

Sylvie Pinchart, directrice,
Lire et Écrire Communauté française.


[1Voir : Audemar Aurélie et Stercq Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017.

[2En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’émancipation individuelle et collective est soutenue par la politique d’Éducation permanente, politique culturelle majeure de soutien aux associations qui travaillent en ce sens dans un cadre démocratique.

[3Certaines des contributions qui le composent sont uniquement en ligne. Voir le sommaire.