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En tant que professionnels, nous constatons combien la démarche d’entrée dans un dispositif de formation peut parfois se révéler complexe à entreprendre pour une personne en situation d’illettrisme/analphabétisme fragilisée par son parcours et un contexte socioéconomique précaire, balayant ainsi l’idée qu’il suffit de détecter une personne pour qu’elle entre en formation.
Par ailleurs, le contexte d’activation des demandeurs d’emploi, lié à l’État social actif, qui tend à rendre obligatoire l’entrée en formation, nous oblige aussi à nous interroger sur nos dispositifs d’accueil et de formation afin d’y renforcer ce qui peut soutenir l’engagement des apprenants.
Dans son cheminement, le groupe de travail constitué autour de cette problématique a été amené à se former aux concepts liés à la dynamique motivationnelle avec l’appui méthodologique et théorique d’Étienne Bourgeois. Cette formation a permis de mieux identifier le caractère dynamique, évolutif et multidimensionnel de la motivation. Elle a mis en évidence la complexité des facteurs motivationnels, non réductibles à des données strictement quantitatives ou à des enchainements automatiques et linéaires. À la suite de cette formation, le groupe a entrepris une démarche de recherche-action, toujours avec l’appui d’Étienne Bourgeois.
Au cœur de cette recherche-action : deux questions
- Qu’est-ce qui amène des adultes en situation d’illettrisme/analphabétisme à entrer et à s’engager en formation ?
- Comment et pourquoi tenir compte de ces situations dans nos pratiques ?
Un constat de départ : une société de l’écrit, une société excluante…
Nous vivons dans une société où l’écrit occupe une place centrale dans la plupart des dimensions de nos vies. Aujourd’hui, le fait d’éprouver des difficultés à lire ou à écrire ou, plus largement, à comprendre et à s’exprimer en français est généralement facteur d’exclusion et source de nombreuses complications dans la vie quotidienne, privée, sociale ou professionnelle. Pourtant, force est de constater que ces situations ne débouchent pas automatiquement vers des demandes d’alphabétisation : dans les faits, des personnes en situation d’illettrisme/analphabétisme ont trouvé des moyens de vivre en faisant appel à des tiers, en adoptant des stratégies d’évitement ou de contournement, pour pallier ces difficultés. D’autres ont fait le pas de frapper à la porte d’une association d’alpha, comme Lire et Écrire, souvent à l’occasion d’un changement dans leur vie, qu’il s’agisse de l’entrée d’un enfant à l’école primaire, d’une perte d’emploi, d’une évolution professionnelle, d’un changement dans la vie conjugale…
Par-delà ces divers cas de figure, il nous intéressait de saisir dans leur profondeur les enjeux en présence au moment de la demande de formation et de l’engagement en alphabétisation, d’en identifier et d’en comprendre la complexité et la diversité pour pouvoir proposer des réponses, tant sur le plan de l’accompagnement psychosocial que sur le terrain pédagogique, aussi pertinentes que possible.
Il s’agissait donc de mieux comprendre les réalités vécues par les personnes en demande d’alphabétisation pour améliorer les pratiques au sein de Lire et Écrire, mais aussi pour apporter à l’extérieur d’autres points de vue, peut-être plus nuancés, sur ces publics et sur le caractère dynamique et évolutif de leurs besoins, leurs désirs et leurs demandes.
La démarche de recherche-action
Avec l’expertise et l’appui d’Étienne Bourgeois, le groupe de travail a défini les enjeux et objectifs de la recherche. Il a posé le choix d’une approche qualitative, procédant par entretiens semi-directifs menés par des travailleurs des différentes régionales auprès d’un « panel » diversifié d’apprenants et associant les équipes au travail d’analyse et d’enrichissement du matériel recueilli.
La constitution de ce panel nous semble pouvoir illustrer le processus participatif et l’ancrage de la recherche dans le terrain. Pour approcher et comprendre les logiques motivationnelles dans leur diversité, il convenait de partir d’un échantillon suffisamment étoffé et ouvert. Dans un premier temps, le groupe a cherché à le constituer à partir de variables « classiques » comme le genre, l’âge, l’origine… Cette catégorisation s’est rapidement avérée peu pertinente pour rendre compte de la diversité des situations.
Le groupe a alors fait le choix de partir des situations rencontrées sur le terrain et de ses propres représentations de ce qui pouvait agir sur la motivation à entrer (puis à s’engager ou non) en formation pour aboutir à la constitution de 13 profils-types, chaque profil questionnant une dimension, un aspect particulier de la motivation et de son expression. On y voit apparaitre à la fois des motifs évoqués lors de la demande de formation (aider les enfants dans leur scolarité, garder ou trouver une activité professionnelle, créer du lien social, obéir à une obligation…) et des processus à l’œuvre dans le cheminement (l’hésitation, les allers et retours, l’assiduité, la difficulté de mettre fin à la formation…)
Une typologie « atypique »
C’est donc au départ de nos regards subjectifs, parfois même de regards stéréotypés, que nous avons « dessiné » les 13 profils suivants :
- La personne qui hésite à entrer.
- La personne qui fait des allers et retours en formation.
- La personne motivée et assidue.
- La personne qui se dit motivée, mais qui n’entre jamais en formation.
- La personne contrainte, obligée d’entrer en formation et qui s’engage dans la formation.
- La personne contrainte qui ne s’engage pas en formation.
- La personne toujours présente, mais dont « on » ne comprend pas le pourquoi de cette présence.
- La personne en formation pour la création de lien social.
- La personne qui exerce une activité professionnelle.
- La personne qui entre en formation pour aider ses enfants.
- La personne qui est en formation « pour autre chose » (stratégies d’adaptation secondaire1).
- La personne qui ne veut pas quitter la formation (même une fois les objectifs atteints).
- La personne sur liste d’attente.
Nous avons ensuite tenté de faire correspondre chacun de ces profils à des apprenants en formation dans les différentes régionales de Lire et Écrire.
L’étape suivante a consisté à rencontrer ces personnes et à mener avec chacune d’elles un entretien centré sur trois dimensions :
- les motifs et enjeux de l’entrée en formation ;
- les effets de la formation (notamment sur la motivation) ;
- les freins et facilitateurs (ce qui a soutenu, favorisé ou, au contraire, entravé, ralenti l’entrée et l’engagement en formation).
L’objectif était de se mettre à l’écoute des personnes, de dépasser ces catégorisations stéréotypées par la compréhension des trois dimensions évoquées ci-dessus, et ce afin de mieux soutenir les personnes en formation. Les contenus de ces entretiens ont ensuite fait l’objet d’un travail d’analyse par les membres du groupe de travail mais aussi dans les différentes équipes de Lire et Écrire.
C’est ce matériel qui a servi à la réalisation d’un rapport de recherche. Celui-ci restitue les éléments qui ont été amenés par les apprenants ayant accepté de participer à la recherche, éléments qui nous interpellent et qui doivent nous servir d’outil de réflexion pour la suite du travail.
À ce stade de la recherche, on peut dire que l’analyse du contenu des entretiens montre que derrière une demande d’entrée en formation se profile une multitude de tensions qui traversent la personne qui s’engage : des envies, des peurs, des attirances, des répulsions et des dilemmes. Il y a des dimensions visibles et explicites comme la recherche de lien social, d’une place dans des relations, des enjeux d’intégration dans la société, et d’autres moins explicites qui relèvent de questions identitaires. En cours de formation, on voit aussi que les progrès dépassent largement l’amélioration de la lecture et de l’écriture et entrainent des modifications profondes chez la personne, notamment en ce qui concerne le regard que la personne porte sur elle-même.
Cette recherche-action interroge par ailleurs plusieurs aspects du travail de l’agent d’accueil et d’orientation. Elle a notamment soulevé la question de l’entretien d’accueil, au niveau de l’orientation que nous souhaitons lui donner, mais aussi de l’articulation entre la fonction d’accueil et d’autres fonctions au sein de l’association, entre l’espace de l’accueil et d’autres espaces d’expression qui peuvent lui coexister. En pratique, les formateurs reçoivent aussi des informations des apprenants. Que fait-on de ces éléments ? Faut-il et, si oui, où et sous quelle forme les consigner ? Qu’est-il légitime de récolter ou de savoir ? Qui est légitime pour recevoir et détenir cette information ? Quand doit-elle être récoltée, au début, en cours de route, de manière formelle ou spontanée ? Que doit-on savoir sur les apprenants pour assurer de bonnes conditions à la formation ? L’analyse des entretiens a également révélé, en particulier pour les apprenants qui semblent ne (presque) plus rien tirer d’une poursuite de leur formation, l’importance de travailler la sortie dès l’entrée en formation et la nécessité de se pencher sur la question des critères de fin de formation.
Ce questionnement ne constitue qu’une partie des pistes qui se dessinent pour la suite du travail. Relevons par ailleurs que le fait même de s’être mis en recherche a amené des modifications de pratiques ou des évolutions dans les pratiques, souvent presque « silencieuses », tant elles se développent progressivement au fil du temps. Parmi les changements visibles, l’équipe de Lire et Écrire Centre-Mons-Borinage a réenvisagé l’organisation de l’accueil, tandis que d’autres régionales ont développé la fonction d’agent d’accueil parallèlement à notre travail [1].
Mais le chantier reste ouvert et la recherche toujours en action…
Sabine Denghien, coordinatrice pédagogique – Lire et Écrire Wallonie picarde
Benoît Lemaire, coordinateur de projets – Lire et Écrire Luxembourg
copilotes pour Lire et Écrire en Wallonie du groupe de travail Développer l’accueil, l’orientation et l’émergence de la demande en alpha.