Comment défendre une telle « lenteur d’agir » dans notre société actuelle fondée sur l’efficacité et la rapidité ? Est-ce à dire que nous sommes mal organisés ou que nous sommes une association passéiste qui, ayant peur d’évoluer, a freiné des quatre fers face aux changements ? Ou bien, y a-t-il eu des enjeux de pouvoir tels, avec des tensions répétées, que cela a bloqué toute évolution ?
Rien de tout ça, fort heureusement. Au contraire, je pense sincèrement que nous nous portons plutôt bien. Et nous avons énormément coconstruit ensemble sur cette période. Tout particulièrement au travers de ce que nous appelons les « journées intercentres [1] ». Mais alors, comment expliquer la longueur apparente de ce type de processus ? Quels sont les enjeux des pratiques mises en place ?
Mon propos sera forcément subjectif et ne se veut en aucun cas porteur d’une quelconque « méthode à penser » du Collectif Alpha, et encore moins donneur de leçons. C’est juste un récit de pratiques qui nous ont donné une certaine satisfaction au fil du temps et qui conditionnent nos manières de travailler.
L’histoire du Collectif Alpha s’est forgée sur la collaboration entre différents acteurs : apprenants, militants syndicaux et formateurs, pour l’essentiel. Une manière de faire et d’être où chacun a à dire, et qui est aussi fonctionnelle. Et cette collaboration a perduré, s’est muée en d’autres formes plus sophistiquées, d’une part plus formalisées car il y a plus de monde qu’à l’origine, mais aussi parfois plus créatives et efficaces dans leurs réalisations. Le travail collaboratif n’est donc absolument pas neuf au Collectif Alpha et s’est institutionnalisé au fil du temps, de manière assez inconsciente.
Aujourd’hui toujours, travailler au Collectif Alpha, ne signifie pas seulement « bien former les apprenants », ou « bien faire son travail administratif », tout seul dans son coin. C’est aussi, et sans doute même surtout, travailler avec les autres en équipe, être en relation avec les collègues, participer à une dynamique collective, se concerter, échanger des points de vue, coconstruire et porter une réflexion, une activité ou un projet ensemble. Autrement dit, ce n’est pas seulement l’individu qui compte, mais aussi le collectif. À l’instar de ce qui se passe dans le groupe d’apprentissage – où le formateur œuvre à établir, avec les apprenants et entre eux, un climat de confiance pour favoriser le travail collaboratif –, ce type de relation de travail entre pairs nécessite qu’un climat de confiance soit instauré au préalable au sein des équipes. En fonction de son caractère ou de ses expériences, chacun ne se sent pas nécessairement vite à l’aise avec ce type de pratiques, il faut bien le reconnaitre. Le plaisir et le sentiment d’appartenance au groupe que l’on peut trouver à travailler ensemble se voient confrontés à l’indépendance d’esprit, la liberté individuelle, voire la méfiance à l’égard du groupe. Il y a des conditions à favoriser afin de trouver un équilibre pour que chacun s’y retrouve au mieux. Et cela peut prendre pas mal d’énergie et de temps !
Mais au final, on peut parier que si un tel système marche, c’est parce que la majorité des individus peut aussi y trouver son compte. Quelque chose comme Je peux trouver de la satisfaction personnelle à participer au projet collectif, car mes désirs de projets personnels sont respectés dans le groupe, tout en œuvrant avec d’autres en vue d’un mieux-être collectif, dans lequel je me retrouve aussi.
Dynamique de la force du groupe.
Par ailleurs, on entend régulièrement : Ce n’est plus comme avant, c’était mieux dans le temps !
Il est certainement vrai que les choses ont évolué, car le modèle a été régulièrement réapproprié par les travailleurs au cours du temps [2]. Le principal étant selon moi que l’esprit persiste et que cela soit régulièrement réinterrogé et revalidé ! Quant à savoir si c’était mieux avant, c’est évidemment très subjectif. Mais on peut se dire que si le modèle a été interrogé régulièrement, a été adapté suivant les besoins, et réapproprié avec et par tous les acteurs en place, eh bien, il y a de fortes chances que la manière de fonctionner du moment satisfaisait les acteurs concernés car elle convenait le mieux à la situation ! Et il n’y a pas de raison de penser qu’il n’en va pas de même aujourd’hui.
Donc, on le voit, les pratiques collaboratives sont en quelque sorte inscrites dans nos habitudes. Elles sont dans les automatismes et permettent de construire à long terme. Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas régulièrement s’interroger sur ces pratiques et sur les finalités que l’on veut atteindre, leur donner un coup de jus ! Cela s’entretient et se nourrit ! Se remettre en question, mettre à plat nos pratiques constitue une bonne porte d’entrée.
Ce que je dis là n’est pas un scoop. Cela se passe au Collectif Alpha comme ailleurs. La question est peut-être d’en prendre conscience. Le travail collaboratif est un trésor, une force précieuse, qui s’acquiert lentement et qui, une fois acquise, doit être choyée, entretenue pour préserver toutes ses forces et sa pertinence. Ce qui implique aussi quelques règles construites et partagées collectivement bien entendu…
Les journées intercentres, qui réunissent tous les travailleurs, constituent sans doute l’endroit le plus exemplatif où l’on se réapproprie ces pratiques collaboratives : soit dans la manière de réfléchir sur un thème pédagogique, soit parce que le sujet même porte sur le fonctionnement de l’organisation, comme nous l’avons fait en diverses phases durant cinq ans.
Ces journées sont aussi des espaces où on s’écoute, s’exprime, découvre. Les thèmes abordés viennent des besoins exprimés et débattus dans les équipes, relayés par les coordinateurs de chaque centre au sein du Comité de pilotage [3], où ils seront à nouveau débattus et mis en lien avec les points de vue et sensibilités des différentes équipes. Tout cela suivant un fil évolutif qui débouchera concrètement, à un moment donné, sur la construction de journées de travail en intercentre.
Le Comité de pilotage se charge de la préparation et de l’organisation des journées intercentres. En son sein, chacun s’y approprie une part de travail en fonction de ses compétences. Bien que le poids des tâches ne soit pas chaque fois le même pour chacun, il est sur l’ensemble des journées assez équilibré. Le Comité de pilotage a formellement reçu du temps pour la préparation de ces journées (pour rechercher les personnes ressources, concevoir les séquences d’animation en créant les conditions propices à l’échange et à la réflexion…), du temps pour leur animation et aussi pour leur évaluation.
À la suite d’une journée intercentre, un retour des équipes vers le Comité de pilotage lui permet d’entendre les remarques et les besoins des participants. Celui-ci peut ensuite en tenir compte en vue d’apporter les améliorations nécessaires aux futures journées intercentres : amener plus de dynamique, varier les sujets et animations, mieux préparer le temps des séquences… Le Comité de pilotage reprend aussi le travail effectué collectivement, soit pour y apporter des suites au travers de l’organisation de nouvelles journées intercentres, soit pour transformer les propositions recueillies en modalités et décisions sur le plan organisationnel ou pédagogique.
Si le formateur peut se concerter en permanence avec les apprenants lors des cours d’alpha, et relayer leur parole et leurs besoins au sein de son équipe et lors des journées intercentres, la dynamique inverse est tout aussi importante. Les réflexions pédagogiques menées en intercentre stimulent les formateurs à travailler sous forme collaborative et participative avec les apprenants.
Dans le travail du Comité de pilotage, il y a d’une part les dossiers importants (style évaluation organisationnelle de l’association) et d’autre part la gestion du quotidien, avec une série de petites décisions à prendre. Ces deux dimensions appellent des rythmes de traitement différents. Le quotidien ne peut attendre et la place à lui consacrer est aussi prioritaire que celle des gros dossiers. Les dossiers importants doivent, en revanche, s’inscrire dans des processus plus lents et tenir compte de l’état de maturation de la thématique dans l’association. En effet, il faut déjà souvent se montrer patient pour faire émerger certaines problématiques [4]. Entre une intuition de départ, ressentie par quelques-uns, et des convictions partagées par tous, il peut y avoir un long processus d’émergence. Et il ne sert à rien de forcer le processus – il serait vain, voire totalement contreproductif, de le forcer – ou d’attendre au contraire, pour traiter les problématiques, d’être dans les meilleures conditions pour le faire. Travail qui consiste davantage à faire remonter progressivement vers le Comité de pilotage la demande collective en vue de résoudre un problème, à l’écouter, qu’à s’empresser et à s’emparer de la question dès qu’elle émerge et vouloir la résoudre directement et à tout prix, sans passer par un partage collectif. Le travail d’émergence et d’échange des points de vue est fondamental à la bonne marche du processus.
À l’extérieur du secteur associatif, le travail collaboratif et participatif est souvent décrié comme une manière de fonctionner hyperénergivore et demandant beaucoup de temps pour un résultat jugé faible. Pourtant… Est-ce que cela demande beaucoup de temps d’être « dans le participatif » ? Oui, peut-être au départ, ou lorsqu’il faut relancer la machine quand elle a été mal entretenue et qu’elle est rouillée. Mais une fois les règles de base (re)définies et acquises, on peut dire que ça roule plutôt bien ! À ce moment, c’est tellement plus créatif, plus riche et productif de travailler dans une telle dynamique. Tellement plus gratifiant de ne pas décider seul et de ne pas tout porter sur son dos, que l’on soit formateur ou directeur ! On partage les points de vue en s’appuyant sur les expériences de terrain, et ensuite on fait des choix ensemble. On constate que les décisions prises de cette manière s’inscrivent dans la durée, le long terme, car elles seront appliquées par chacun ou du moins par le plus grand nombre. Chacun a pris part à la décision ou a vu qu’on a tenu compte de son point de vue. Il en résulte que la décision sera mieux comprise et aura une plus grande chance d’être suivie. Du moins… en donnant du temps, de l’attention et les balises nécessaires, on l’aura compris !
Olivier Balzat,
coordinateur général du Collectif Alpha.