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Le sacré, le sien et celui de l’autre (II)

Complément au Journal de l’alpha 204

Ce texte fait suite à l’article Le sacré, le sien et les autres publié dans le Journal de l’alpha no 204, Religion et laïcité. En quoi l’alpha est concernée, 1er trimestre 2017, pp. 20-30, qui présente l’origine et le cheminement de la formation qui est présentée ici.

Par Cedric Tolley et Valérie Laloux.

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Une expérience de formation

Bruxelles Laïque a été de plus en plus sollicité pour offrir des animations et des formations en rapport avec les questions et débats de société qui ont été suscités par les actions terroristes, à commencer par l’attaque contre le comité de rédaction de Charlie Hebdo. Celles-ci devaient d’abord s’adresser aux publics des opérateurs qui le sollicitent, ensuite à leurs personnels et partenaires. Et ces demandes se sont renouvelées au fur et à mesure que l’actualité nous plaçait face à de nouveaux attentats.

Une question qui a été constante à l’occasion de ces demandes peut être résumée par « comment parler de la radicalité / des attentats / de la liberté d’expression avec un public qui ne partage pas nos valeurs / un public susceptible d’être “radicalisé” ? ».

Fort des constats et réflexions exposés précédemment [1], Bruxelles Laïque a donc proposé un module de formation, qui s’adresse à des professionnels de l’animation et de l’intervention sociale, et qui reprend des outils mis au point par la Scop le Pavé [2] pour réfléchir avec les publics en formation notamment sur les notions de liberté d’expression et de sacré. L’idée étant d’amener sur le terrain la réflexion sur les conditions nécessaires à l’établissement d’un dialogue démocratique.

L’un des objectifs opérationnels majeurs de la formation est de donner accès à l’idée selon laquelle, pour entrer en relation avec un interlocuteur alternatif, il est utile de considérer que nos propres valeurs et nos propres principes sont aussi conditionnés par des idéologies qui peuvent ne pas être universellement partagées. Ce que permet cette disposition d’être est de rendre plus confortable l’instauration d’un lien avec l’interlocuteur alternatif, porté par le désir de reconnaître notre appartenance à une commune humanité.

Cette formation a été testée à deux reprises. Une première fois à l’attention d’un public de collaborateurs et de sympathisants du Mouvement laïque dans la ville de Tournai. Une deuxième fois auprès de deux classes de rhéto et des enseignants qui les accompagnaient. La première de ces expériences test visait à évaluer la recevabilité du discours sous-jacent de la formation et le dispositif proposé. La seconde avait pour objectif de questionner un public adolescent sur la pertinence de notre approche à son égard et de questionner ses professeurs afin de voir avec eux s’ils se reconnaissent dans les problématiques soulevées par notre processus. Tous les participants ont été mis dans la confidence de l’objet de notre démarche et se savaient donc autant participants à la formation que critiques de celle-ci.

Déroulé de la formation

Dans cette partie, il s’agit de décrire la façon dont la formation se déroule. Elle est construite en deux actes.

Acte 1 : Gro-Débat ponctué d’interventions théâtralisées

Le Gro-Débat [3] est un prétexte pour permettre aux participants de discuter de sujets qui les occupent. Il s’agit de séparer le groupe en plusieurs sous-groupes de maximum six personnes qui se retrouveront autour d’une table. Le nombre de participants total est illimité. Dans les expériences tests menées, nous avons eu affaire à un groupe de 25 personnes et à un autre de 35 personnes.

Sur chacune des tables se trouvent du matériel d’écriture varié, et une feuille avec un thème écrit en grand. Les thématiques sont issues de l’analyse qui aura été faite de la demande de formation. Ainsi, elles peuvent être aussi diverses qu’il existe de préoccupations. Mais notre intention est ici de répondre à la demande de parler de sujets liés à la liberté d’expression, au sacré, au blasphème, au terrorisme…

L’animation se fait en duo. Dans un premier temps, les participants déambulent entre les tables et prennent connaissance des divers thèmes proposés. Dans un deuxième temps, chacun choisit de s’installer à une table. Lorsque les six chaises sont occupées, les tables sont complètes.

Ensuite, les discussions sont organisées en trois tranches de vingt à trente minutes. À propos du thème choisi, trois questions sont traitées successivement, une question par tranche de vingt minutes et en prenant chaque fois appui sur les réflexions issues des tranches précédentes.

Dans l’ordre, les questions traitées sont les suivantes :

  • Quel est le problème ? Cette question est consacrée à mettre en évidence une ou plusieurs problématiques sociales ou politiques qui concernent le thème abordé.
  • Dans l’idéal ? Ici, les participants cherchent à inventer des solutions idéales aux problèmes issus de la phase précédente. Il s’agit de faire des listes et de chercher des accords sur des situations idéales.
  • Comment va-t-on y arriver ? Il s’agit maintenant de déterminer des modes d’actions qui permettraient de tendre vers les situations idéales inventées dans la tranche précédente.

À chaque phase, il est donné comme consigne aux participants de prendre d’abord deux ou trois minutes individuellement pour réfléchir pour eux-mêmes à la façon dont ils traiteraient la question au regard du thème choisi, avant que la discussion ne s’engage. De cette manière, nous évitons l’effet de structure qui veut que, souvent, le premier qui parle oriente toute la discussion. Par ailleurs, chaque groupe doit ensuite désigner un secrétaire (qui peut changer après chaque tranche) qui prendra note des propositions du groupe. Dans le courant des exercices successifs, les animateurs passent un moment à chaque table, pour vérifier que la consigne est comprise et suivie, et pour éventuellement participer aux échanges. À l’issue de chaque phase, nous donnons la possibilité aux participants de déménager (ou non) à une autre table pour participer à l’étape suivante.

Avant chaque phase, les deux animateurs proposent une saynète, spécifiquement préparée et mise au point en amont, qui préfigurent en partie l’orientation que pourraient prendre les discussions aux différentes tables. Tandis que les thèmes assignés aux sous-groupes étaient « la liberté d’expression », « le blasphème », « le terrorisme », « religion et laïcité », « la neutralité de l’État », les deux animateurs se sont réservés, pour alimenter leurs saynètes, le thème du « sacré ».

En introduction de la première tranche, les animateurs vont jouer une saynète de conflit, qui va s’enliser en introduction de la deuxième tranche pour, finalement, trouver une sorte de résolution en introduction de la dernière.

L’objectif de ces saynètes n’est pas particulièrement de faire comprendre la consigne ou de donner l’exemple pour réaliser l’exercice, mais de montrer qu’à propos du thème choisi, le sacré, nous nous confrontons à une problématique difficile à résoudre, celle de la confrontation au sacré de l’autre. Et, comme nous allons le voir dans la suite, la confrontation que nous scénarisons se retrouvera aussi à divers niveaux de la discussion au sein des sous-groupes thématiques. Ici le Gro-Débat sera utilisé, non seulement pour permettre une discussion, mais pour montrer ce que celle-ci peut avoir de stérile si elle n’est pas sous-tendue par un substrat relationnel particulier. Nous avons effectivement tenté de mettre les participants en situation de s’élever haut dans le débat d’idées, en se déconnectant de leurs éventuels liens préexistants. Il s’agit d’un artefact de formation visant à montrer, in fine, que cette déconnexion complique la résolution des problèmes abordés.

Les animateurs, devenus comédiens pour un instant, endossent (dans l’expérience que nous avons menée) respectivement les rôles d’un étranger originaire de Gaza, qui est profondément musulman et très instruit, et un Belge d’origine, issu de la classe moyenne, un peu globetrotteur et profondément épris des droits de l’Homme.

Revenons ici sur quelques propos échangés entre les deux personnages.

Saynète 1 – dialogue

—  Nous devons traiter de la question du sacré. Cette question ne me parle pas beaucoup, mais toi, qui est musulman, qu’en penses-tu ?

—  Pour moi, la foi est sacrée, la crainte de Dieu et le respect de sa volonté. Pourquoi ? Rien n’est sacré pour toi ? Comment s’appelle ton Dieu ?

—  Mon Dieu ? Mais je n’ai pas de Dieu. Moi, je ne suis pas croyant. Je crois en l’Homme.

—  Tu es bien malheureux si tu n’as pas de Dieu. Mais tu dis croire en l’Homme, donc pour toi l’Homme est sacré, comme Dieu l’est pour moi.

—  Mais non, ce que je veux dire c’est que je crois que ce que nous réalisons est la volonté des hommes et pas celle de Dieu.

—  C’est pour cette raison que vous les Occidentaux, vous ne respectez rien, ni les hommes, ni Dieu, ni son Prophète. Pour nous les musulmans, la foi est l’inspiration du respect.

—  Mais d’abord pourquoi me dis-tu « vous » ? « Vous les Occidentaux ». Je ne suis pas « les Occidentaux », moi. Je suis Christian.

—  Tu portes la culpabilité de l’Occident tout entier. Car vous avez sur les mains le sang de la colonisation, le sang de mon peuple partout asservi et bombardé par vos armées, par l’OTAN. Vous êtes coupables de la souffrance et de la blessure de mon peuple.

—  Rien du tout ! Je n’ai rien à voir avec la colonisation ou avec les bombardements. Je suis pacifiste et je n’accepte pas d’être assimilé à ce tout que tu nommes « les Occidentaux ». Quand je m’adresse à toi, je m’adresse à Cedric [4], pas à « tous les musulmans ».

—  C’est cela que tu ne peux pas comprendre, moi je porte en moi la blessure de tout un peuple. Si j’ai immigré en Belgique, ce n’est pas pour mon confort, si je suis passé entre les mailles du filet de votre police de l’immigration, ce n’est pas pour mon intérêt personnel, c’est pour ma famille, pour mon peuple et par la volonté de Dieu.

—  Tu m’agaces à parler en vous/nous. Je n’ai rien avoir là-dedans. Je suis moi et je voulais m’intéresser à toi en particulier, toi comme individu, ce que tu veux, ce que tu penses. Je n’attends pas de toi la parole du peuple palestinien ou que sais-je.

—  Si tu dis vrai, alors dis-moi ce qui est sacré pour toi, si ce n’est pas Dieu, si ce n’est pas l’Homme, alors à quoi ne peut-on pas toucher ? À Julie et Mélissa ?

—  Oui, peut-être, à la vie.

—  Voilà, la vie, la vie de ta petite personne, parce que si on touche à la vie d’un seul, on pourrait toucher à la tienne. Voilà comment vous raisonnez en Occident. Si la vie est sacrée, alors pourquoi ces tapis de bombes sur l’Irak, sur l’Afghanistan, sur Gaza, ma ville ? La vie est sacrée, mais vous ne la respectez pas. Comme vous ne respectez pas le Prophète et comme vous méprisez l’islam. Pourquoi devrions-nous respecter vos vies alors ?

—  Arrête de me dire « vous », putain !

Saynète 2 – résumé

À la question posée pour la deuxième tranche de l’exercice – Dans l’idéal ? – les deux protagonistes s’enlisent dans leur discussion. Ils ne parviennent pas à sortir de l’invective et finissent à la limite de l’empoignade.

Saynète 3 – une sorte de résolution

Nous répétons les dernières phrases de la saynète 2 en rappelant par le ton de nos voix et nos attitudes, la tension qui y régnait. Et puis, il y a une accalmie. Comme si les protagonistes étaient las de s’invectiver, ils ont un moment d’introspection, chacun pour lui-même. La nuit tombe sur leur discussion. À un moment, Cedric (le musulman) reprend la parole :

La Lune est belle ce soir. Pour moi aussi, la Lune est sacrée. La Lune, c’est le souvenir de ma mère. Tu sais, à Gaza, il y a énormément de monde. Nous y vivons dans une grande promiscuité. Les rues sont pleines et il y a du bruit partout et tout le temps. Bien sûr, nous y sommes habitués. Mais quand j’étais petit, à la nuit tombée, ma mère nous prenait avec elle, parfois moi, parfois un de mes frères. Et elle m’emmenait sur la plage qui était si calme le soir. On ne voyait rien, sinon la Lune et son reflet dans l’eau de la mer. La Lune, quand je la regarde ici en Belgique, elle me donne le souvenir de là-bas, de ma ville et de ma mère.

Et Christian répond à cette tirade en parlant de ce que lui évoque la Lune, des moments inoubliables passés dans les montagnes du Nicaragua. Et de toute la beauté poétique qu’il tire à parler de la Lune et de son souvenir, il dérive sur l’histoire du Nicaragua. Il parle des milices fascistes, les contras, de la résistance sandiniste. Et, en réponse, Cedric lui parle du Front populaire de libération de la Palestine. Ils concluent que sandinistes et Palestiniens sont liés par une partie de leur histoire de résistance et de lutte de libération.

Acte 2 : Débriefing sur le fond

Le débriefing a lieu en deux temps. D’abord, il s’agit de rapporter en plénière le résultat des discussions dans chaque sous-groupe et de les discuter. Ensuite, les animateurs vont débriefer publiquement les saynètes proposées.

Lors du premier temps, les rapporteurs montrent le résultat des discussions qui prennent (grosso modo) deux formes. D’une part, des positionnements relativement unanimistes qui planent loin au-dessus de la réalité (le problème sera réglé après la révolution sociale) ; d’autre part, des constats d’échec et des polarisations qui laissent parfois les protagonistes aux antipodes les uns des autres (« la liberté d’expression ne peut souffrir aucune exception » versus « il est inutile de blesser ceux qui subissent déjà tant de vexation et de mise à l’écart »).

Nous faisons donc le constat « espéré » par les animateurs que les participants se heurtent à une grande difficulté à résoudre l’exercice et à transmettre le fruit d’une réflexion commune. Nous leur demandons alors de partager le regard qu’ils portent sur ces difficultés.

Les participants rapportent qu’il est malaisé de répondre aux consignes et de s’y tenir. Que les discussions partent dans toutes les directions et que le strict débat d’idées emporte la part du lion dans le dispositif. Qu’au moment de transcrire le résultat des débats d’une séquence, il est quasiment impossible de trancher les débats et de résumer le fruit d’un accord, sauf à monter en généralité de telle manière qu’on ne cerne plus bien la thématique et la question qu’on lui adresse. Et, d’une manière générale, que les discussions peuvent être tantôt stériles, tantôt tendues, et que la concorde est restaurée par une mise à distance du fait qu’on sait qu’il s’agit d’un exercice, ou par le rire. Certains participants rapportent que les discussions ne sont parfois pas passées loin de tourner à l’engueulade, tant les sujets évoqués passionnent et touchent à des convictions sensibles.

Dans un deuxième temps, après ces retours de la part des participants, nous laissons momentanément leurs constats et réflexions en suspens et leur demandons de réagir, de commenter, de donner leurs éléments d’analyse des saynètes que leur ont été proposées par les animateurs.

Ils y voient clairement la montée en puissance d’un dialogue de sourds entre deux personnes qui ne pensent pas de la même façon, dont les interprétations du monde sont très différentes et qui ne parviennent pas à résoudre leurs contradictions. La troisième saynète est dite touchante, certains disent avoir eu la larme l’œil, tandis que d’autres nous tancent gentiment d’avoir voulu jouer sur la corde sensible, voire verser dans la sensiblerie.

Nous expliquons alors que nos saynètes étaient volontairement caricaturales. Que notre intention était de resserrer le propos le mieux possible autour de ces deux faits :

  • Il est difficile de nouer un dialogue quand nos cadres réflexifs sont étanches l’un à l’autre. (Dans notre jeu : l’un pense de manière individualiste – toi/moi – et l’autre de manière collectiviste – vous/nous.)
  • Et pour qu’un dialogue puisse éclore dans de telles circonstances, il est nécessaire qu’un lien existe, lien qui ne passera nécessairement pas par la confrontation des idées. (Dans notre jeu, par un rapport commun à l’esthétique de la Lune, comme madeleine de Proust [5].)

Certes, il n’y a aucun lien affectif qui peut se lier entre deux antagonistes supposés en trois saynètes de trois minutes chacune. Mais notre proposition, passant par cette caricature de rencontre, est de considérer qu’il est nécessaire, pour sortir de l’invective mutuelle et de la violence des interprétations croisées à propos de l’identité de l’autre, d’établir un lien dont le substrat est affectif et qui passe par d’autres canaux que l’échange de vues. Si notre saynète de la Lune avait pu se poursuivre, touchés par la concorde qu’ils ont trouvée autour de leurs souvenirs issus d’un regard porté à la Lune, l’un et l’autre de nos protagonistes se seraient sans doute assurés qu’ils n’ont plus envie, ni l’un ni l’autre, d’insulter, de malmener ou de mépriser le sacré de l’autre. Parce que, passant par l’esthétique de la Lune, ils ont acquis la conviction d’être face à un alter ego.

Un autre aspect, qui n’a été goûté que marginalement par les participants, et que l’on retrouve dans les saynètes, est la question de la conscience, non seulement du sacré de l’autre, mais du sien propre. Lorsque Cedric invite Christian à dire ce qui lui est sacré, et qu’il nie que quoi que ce soit lui soit sacré ou tabou, Cedric évoque Julie et Mélissa. Et Christian est bien forcé de reconnaitre que la vie est probablement sacrée pour lui, en particulier celle des enfants, en particulier celle qu’évoque la mémoire des victimes de Marc Dutroux. Notre propos est ici d’inviter à considérer que, si en première analyse, l’autre est pétri de dogmes et cède à la soumission à un sacré qui peut nous paraître risible, il peut lui aussi porter un regard similaire sur le sacré qui nous habite et dont souvent nous ne reconnaissons pas immédiatement l’existence. À considérer aussi qu’il est utile, dans notre effort pour aller sincèrement à la rencontre d’autrui, de reconnaître que, par cet aspect, nous lui sommes en partie semblables. Que même laïques, même athées, nous sommes soumis à des « contraintes sociales » de l’ordre du sacré et du tabou.

Au débriefing, nous abordons cette question du sacré et du tabou, et engageons le débat avec les participants. Avons-nous, en tant que laïques, en tant qu’athées, en tant que rationalistes, ou simplement en tant que membres de la culture majoritaire en Belgique, nous aussi des tabous ? Et il ne faut pas creuser longtemps pour s’en trouver une liste longue comme le bras.

Et ainsi, tenant compte de l’analyse critique de nos propres dispositions, et de la conviction qu’il est nécessaire d’établir avec l’autre un rapport d’alter ego, nous constatons qu’à partir de là, une négociation avec l’autre sur le sens des choses devient possible, car se met en place un espace relationnel commun fondé sur une reconnaissance mutuelle, qui précédemment était peut-être invisible ou inexistant.

Pour finir, afin de ne pas en rester à l’interprétation des saynètes que nous avons proposées aux participants, nous leur demandons s’ils peuvent retrouver des éléments de notre analyse dans l’expérience qu’ils ont vécue dans le cadre du Gro-Débat et, pour cela, de revenir sur la relation qui en a été faite en plénière. Et effectivement, il apparait aux participants que nombre des difficultés auxquelles ils se sont confrontés relevaient, à tout le moins, d’une absence de regard critique sur les points de vue propres qui s’étaient exprimés dans les sous-groupes. Et que le sentiment de parfois contourner l’obstacle en optant pour des généralisations très larges et consensuelles relevait d’une volonté de pacifier les rapports sans pour autant remettre en question les points de vue des uns et des autres.

Conclusion

Tel que décrit et analysé, nous pensons que ce dispositif peut servir de réflexion ou de support à des professionnels qui mènent une intervention sociale auprès de publics dont certains membres sont considérés comme potentiellement « radicalisés ».

Les pistes que nous avons dégagées et qui nous paraissent essentielles sont :

  • La conscience et la prise de distance avec nos propres certitudes ;
  • La conscience et la prise en considération de ce qui importe à l’autre, du sacré de l’autre et, en miroir, la nécessité de reconnaître et d’admettre ce qui nous importe, ce qui nous est sacré ;
  • La volonté, la capacité et l’absolue nécessité de reconnaître en l’autre un alter ego ;
  • Qu’en miroir, l’autre puisse développer la même disposition à notre égard ;
  • Une disposition d’être à l’autre, dans la volonté de construire une relation qui ne soit pas instrumentale mais sincère.

Ce que nous voulions faire comprendre est qu’il est important d’opter pour un état d’être particulier qui permette d’établir une parenté réelle entre soi et l’autre afin d’établir un lien sincère et mutuel, même avec quelqu’un qui pourrait nous sembler on ne peut plus étrange et qui nous le rendrait bien. Quand on ne sait plus quoi faire pour lutter contre un phénomène qui nous échappe et qui est le fruit d’une longue histoire politique, économique et sociale, il faudra avoir le courage, sinon l’audace, de prendre le contre-pied des « solutions » simplistes qui prétendent régler le problème en deux coups de cuillère à pot.

Au regard des années de déstructuration sociale qu’il aura fallu pour faire naître le terrorisme actuel dans nos villes, on a du mal à imaginer que des dispositifs court-termistes de lutte contre la radicalisation puissent renverser le cours de cette histoire. Si l’on veut comprendre et donc pouvoir lutter contre un phénomène aussi complexe, il est nécessaire de mettre les moyens humains, réflexifs et relationnels, et de financer massivement les acteurs de l’éducation populaire qui devront œuvrer dans ce sens par des modes d’interventions à long terme. Il est, en effet, nécessaire de dépasser le cadre d’interventions de quelques heures pour mettre en place des processus permettant d’installer plus durablement l’exercice de la construction d’un cadre relationnel commun.

Enfin, nous avons conscience, au moment d’écrire ces lignes, que le fait de relater cette expérience de formation met probablement à jour des lacunes et des faiblesses dans le dispositif présenté. Que celui-ci reste, par endroits, flottant. Mais nous espérons que le lecteur y verra la potentialité de poursuivre la réflexion, d’adapter les propositions énoncées aux réalités auxquelles il se trouve confronté. Il ne s’agit bien entendu pas d’une recette, d’un processus figé, mais d’un retour sur une expérience sensible que nous voulons livrer à la critique de nos pairs afin qu’ils s’en emparent, qu’ils l’analysent, la critiquent et l’enrichissent.

Cedric Tolley, délégué sociopolitique – Bruxelles Laïque.
Valérie Laloux, coordinatrice de projets, études et analyses – Lire et Écrire en Wallonie.


[1Voir l’article référencé en introduction.

[2La Scop le Pavé est une coopérative d’éducation populaire fondée notamment par Franck Lepage en 2012 et dissoute en 2014 pour donner corps à d’autres projets.

[3La pratique du Gro-Débat, mis au point par la Scop Le Pavé, permet de nombreuses variantes, toutes explicitées sur le site de la Scop.

[4Nous n’avons pas jugé utile d’aller jusqu’à modifier nos prénoms.

[5La madeleine de Proust, en référence au livre Du côté de chez Zwann, désigne tout phénomène, acte ou sensation qui déclenche un flot de souvenirs intimes.