Bien sûr, tous ne portent pas le même regard, selon leur place dans la société. Juste un chiffre, celui d’une étude commandée par la fondation Roi Baudouin au GERME (ULB) : en Communauté française, 35% des élèves belges d’origine étrangère et 50% des immigrés n’atteignent pas le seuil minimum de maîtrise de la lecture. Ces jeunes sont donc exclus de fait du système scolaire et courent un grand risque d’être exclus de la société future. Alors comment attendre d’eux qu’ils s’épanouissent, deviennent des citoyens et contribuent à dynamiser la vie en société ? Comment s’étonner de leur repli identitaire, leur désespoir, leur perte du lien social, de leur révolte face à un monde qui ne veut pas d’eux. Isolés dès leur plus jeune âge, les jeunes les plus fragilisés de notre société font les frais d’un système d’enseignement à l’intérieur duquel l’orientation se fait par exclusion et relégation.
Nous ne sommes pas les premiers à faire ce constat. Le dernier gouvernement a tenté de prendre le problème en main. Nous trouvions qu’il avait bien commencé. Puisqu’un grand « Contrat stratégique pour l’éducation » avait été lancé, en partenariat avec les acteurs de terrain. Malheureusement réduit en cours de route à un « Contrat pour l’école », et surtout à un mode de réformes, au travers de décrets, pilotés d’en haut, sans consultation préalable des plus concernés, avec les malentendus et les crispations que l’on connaît. D’autres efforts louables ont été faits, comme l’investissement de moyens dans l’enseignement fondamental, la volonté de prolonger le tronc commun, ou la toute dernière mesure d’encadrement différencié.
Mais voilà. Cela ne suffit pas ! Car l’Éducation est dans de telles difficultés, de telles inégalités, d’une telle contre-productivité pour certains, qu’aucunes petites mesures, même mises bout à bout, ne pourront faire de notre École une École du 21e siècle, capable de doter les élèves des compétences pour affronter les défis qui sont les leurs : défi économique, défi écologique et défi citoyen. Il faut courageusement refonder globalement l’Éducation, et nous nous battrons pour cela avec les partis responsables de l’action politique dans la prochaine législature, mais également dans les suivantes. Pour cela, nous affirmons que plusieurs grands chantiers - tous de même priorité ! - sont à lancer, sans tabou ni détour.
Le premier est celui de la lutte contre la concurrence de plus en plus grande entre les écoles, à la mesure de la volonté de chacun de donner à son enfant le meilleur avenir possible. Il faudra donc mettre sur la table la question des réseaux, du libre choix pédagogique face à la nécessité de promouvoir la solidarité interne du système scolaire afin de débattre sereinement mais fermement des liens entre le modèle d’organisation de notre système scolaire, de son lien aux territoires spécifiques et la ségrégation sociale qui s’en suit.
Le deuxième chantier est celui de la formation initiale et continue des enseignants. Sujet sur lequel le silence fut remarqué ces dernières années, malgré son caractère central : comment imaginer la moindre réforme, comme l’allongement du tronc commun ou la mixité sociale et culturelle dans les classes, sans accompagner les enseignants face à ces défis quotidiens ? Il faudra donc mettre sur la table la question de l’allongement des études pour devenir enseignant afin de débattre sereinement mais fermement sur le contenu et les méthodes de formation des futurs enseignants, afin d’aborder également la qualité et les méthodes de formation continue.
Le troisième chantier est celui de la concertation pédagogique. Le meilleur prof du monde ne peut faire son métier, seul dans sa classe, sans ses collègues, sans les autres acteurs de l’école, directeurs, conseillers pédagogiques, inspecteurs, psychologues, médiateurs, éducateurs, animateurs, accueillants extra-scolaires et sans les parents. Il faudra donc mettre sur la table la question de l’organisation du travail des équipes pédagogiques. Pour débattre sereinement mais fermement des conditions du travail en équipe, de la gestion du temps des enseignants, et de la définition de leurs tâches. Pour débattre également de la mobilité professionnelle des enseignants, dans et hors de la carrière. Pour se donner les moyens de dialoguer avec tous les élèves et tous les parents.
Le quatrième chantier est celui du rythme scolaire, de son calendrier annuel et de son organisation quotidienne. La relation des enfants avec l’école ne se pose pas qu’en termes d’instruction au sens strict. Bien sûr, ils y font des apprentissages scolaires, mais ils y vivent aussi parfois tôt le matin et tard après la classe, pendant que les parents sont encore occupés ailleurs. Ces moments de socialisation et d’apprentissages en dehors de la classe sont aussi importants dans le développement global de l’enfant. Il faudra donc mettre sur la table la prise en compte tant des besoins des enfants, variables selon les âges, que des besoins des élèves. Pour débattre sereinement mais fermement de la qualité de vie et de l’organisation des temps d’accueil des élèves, qui sont aussi des enfants et des jeunes et, enfin pour soutenir la parentalité.
Le cinquième chantier - qui n’est pas le dernier en termes d’importance ! - est celui de l’obligation pour le système scolaire et tous ses acteurs de faire réussir tous les élèves. Cela commence par l’ardente obligation pour l’école de traiter tous les élèves avec égalité, quelle que soit leur origine socio-culturelle. Des mécanismes contre les discriminations à l’école, notamment racistes, doivent être pensés, discutés et mis en œuvre car une école démocratique est une école qui vise à promouvoir tous les élèves. Cela continue bien sûr par l’obligation de leur faire réussir un tronc commun solide, pluridisciplinaire, comprenant les compétences de bases en lecture, écriture, calcul, mais également les bases dans les langages techniques et scientifiques, les langues étrangères, l’ouverture aux arts, et l’éducation à la citoyenneté. De façon à les préparer tous à la poursuite de leur cursus, quel qu’il soit, dans des filières techniques ou professionnelles, ou des filières générales (le professionnel peut aussi amener vers le supérieur). Il faudra donc mettre sur la table la question des outils bien trop nombreux de sélection pour débattre sereinement mais fermement de la façon de valoriser les écoles qui font progresser leurs élèves et de sanctionner celles qui persistent à exclure sur base des résultats scolaires. Pour identifier et faire connaître aussi des méthodes pédagogiques et des pratiques enseignantes qui favorisent l’apprentissage de la solidarité et la réussite de tous les élèves.
Bien sûr, appeler le nouveau gouvernement à la mise en œuvre de ces cinq grands chantiers ne suffit pas. Nous, acteurs de terrains, associations d’éducation permanente, pour certaines impliquées quotidiennement dans cette lutte contre l’échec scolaire et la souffrance qui l’accompagne, nous engageons à entrer en débat, sereinement et fermement. Il en va de notre responsabilité à tous. Sans attentisme, ni précipitation. En dissociant sans doute la gestion quotidienne du système scolaire et un grand processus de réforme décidé démocratiquement. Nous avons besoin de la participation de tous les citoyens, pour un même objectif : doter les générations futures des capacités à affronter et dynamiser la société dans laquelle ils vivent et vivront après nous.
Radouane Bouhlal,
président du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX) ;
Prosper Boulangé,
secrétaire général CSC-Enseignement ;
Gaëtane Chapelle,
chargée de cours invitée à l’UCL ;
Pascal Chardome,
président de la CGSP-Enseignement ;
Jean-Pierre Coenen,
président de la Ligue des droits de l’Enfant ;
Marcel Crahay,
professeur à l’ULg et à l’université de Genève ;
Jean-Pierre Kerckhofs,
président de l’Association pour une École démocratique (Aped) ;
Denis Lambert,
directeur général de la Ligue des familles ;
Caroline Salvatori,
Coordination des Écoles de devoirs de la province de Hainaut ;
Catherine Stercq,
de Lire et Écrire - Communauté française ;
Frédérique Van Houcke,
de la Coordination des ONG pour les droits de l’Enfance (CODE) ;
Benoît Van der Meerschen,
président de la Ligue des droits de l’Homme ;
Benoît Van Keirsblick,
Service droits des jeunes - Bruxelles ;
Guy Vlaeminck,
président de la Ligue de l’enseignement et de l’éducation permanente ;
Rudy Wattiez,
secrétaire général de Changements pour l’égalité, mouvement sociopédagogique (CGé).