Tribune publiée dans Le Soir, le 9 février 2021, par un collectif d’organismes [1].
Depuis plusieurs mois, dans le cadre de la crise sanitaire, les élèves à partir de la 3e secondaire suivent un enseignement « hybride » : ceux-ci voient leurs enseignants à l’école la moitié du temps, et poursuivent le reste du temps l’apprentissage à distance. Bien souvent, il leur est demandé pour ce faire d’utiliser un ordinateur. Encore faut-il qu’ils aient le matériel, la connexion suffisante et les compétences pour suivre les cours à domicile. En effet, la Belgique fait partie des pays les plus inégalitaires en matière d’accès au numérique : 29 % des ménages à faible revenu ne sont pas connectés à internet et 12 % des 16-24 ans les plus défavorisés n’ont qu’un smartphone comme seul moyen pour se connecter – contre 2 % des plus favorisés.
Pour répondre à ce problème d’équipement numérique qui vient encore renforcer les inégalités scolaires, et donc la fracture sociale, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a récemment mis en place une stratégie en deux volets. Si les principes de cette stratégie sont à saluer, la mise en œuvre de ceux-ci nous laisse davantage perplexes et devrait être revue ou approfondie.
Une facture lourde
D’abord, se pose le problème de l’accessibilité à l’équipement informatique pour les familles, en particulier les plus populaires et vivant la pauvreté. La stratégie numérique mise en place par le Gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles prévoit une aide de 75 euros pour l’achat ou la location d’un ordinateur ou d’une tablette. Le reste – plusieurs centaines d’euros par enfant donc – est à charge des familles. Il est inacceptable d’envisager que les familles les plus précaires doivent assumer cette dépense, elles qui sont déjà dans le trop peu de tout. Même dans les milieux plus aisés, cela pèsera lourdement sur le budget des ménages, d’autant plus en cette période de crise sanitaire qui impacte gravement de nombreuses familles, certaines monoparentales, confrontées à des pertes d’emploi, des mises en chômage temporaire… qui s’en sortaient tout juste auparavant. Certes, cette dépense est facultative. Mais que se passera-t-il pour les enfants dont les parents n’auront pas les moyens d’acquérir le matériel nécessaire, et qui donc n’auront pas d’accès au numérique ? Le risque de décrochage laissant des enfants sur le bord du chemin et donc de renforcement d’un enseignement à deux vitesses est grand. Cette réalité est déjà visible actuellement, vu les inégalités numériques existantes. C’est évidemment inacceptable.
Trop peu d’élèves soutenus
Certes, le gouvernement a mis en place un fonds de solidarité visant à fournir des subventions aux pouvoirs organisateurs afin qu’ils aident les familles les plus précaires à acquérir le matériel informatique. Nous saluons cette démarche, mais les budgets alloués à ce fonds sont insuffisants pour répondre aux besoins actuels et leur répartition est problématique. En fonction de l’indice socio-économique de l’école, entre 1 et 5 % des élèves pourront bénéficier gratuitement d’ordinateurs ou de tablettes. Cela s’ajoute aux 5 % d’élèves qui ont pu en bénéficier à la suite d’une mesure prise précédemment. Concrètement, même dans les écoles qui scolarisent les élèves les plus défavorisés, maximum 10 % d’entre eux pourront donc recevoir ce matériel, alors que le taux de pauvreté infantile est aujourd’hui de 20 % en Belgique, concentrés dans certaines écoles. Selon l’établissement fréquenté, entre 90 et 94 % des familles n’auront pas accès gratuitement à ce matériel, quelle que soit leur situation financière. Un grand nombre de celles-ci ne pourront faire face à cette nouvelle dépense.
Pas assez de contrôles
Les coûts scolaires existants sont déjà difficilement supportables pour de nombreuses familles. L’accord de gouvernement prévoit qu’à terme, l’école doit devenir gratuite
. Nous partageons cet objectif, même si nous constatons qu’en général les règles en matière de gratuité sont extrêmement peu respectées par les établissements scolaires, étant donné qu’il n’y a aucun contrôle a priori en la matière. Cette gratuité doit également concerner le matériel informatique. Il est extrêmement urgent et indispensable de concentrer les moyens sur les familles les plus précarisées et de leur garantir ainsi un accès à l’outil informatique qui ne passe pas par une aggravation de l’appauvrissement.
Ne pas laisser se creuser un fossé entre les écoles
Enfin, nous craignons que cette stratégie numérique accroisse encore le quasi-marché scolaire en accentuant la concurrence entre les établissements qui profiteraient de ce nouveau domaine pour se différencier. Ainsi, la liberté énorme laissée aux pouvoirs organisateurs en matière de choix d’équipement risque de mener demain à une situation où les écoles les plus privilégiées proposeront du matériel coûteux et à la pointe de la technologie tandis que les écoles qui rassemblent des élèves plus précarisés proposeront du matériel à bas prix et de qualité médiocre. Par ailleurs, la possibilité laissée aux établissements de proposer du matériel différent tant en qualité qu’en coût dans les classes d’un même établissement ne manquera pas d’accroître les inégalités et la stigmatisation. Il faut à tout prix éviter ces situations.
Si la volonté d’améliorer l’accès des élèves à l’équipement informatique est donc louable, il nous paraît indispensable de veiller, dans les faits, à ce que toutes les familles puissent réellement acquérir un matériel de qualité. Il y va de l’équité des élèves face à l’enseignement.