La Plateforme de lutte contre l’échec scolaire salue la démarche de la ministre de l’Éducation, Valérie Glatigny, qui s’est récemment rendue en Estonie pour s’inspirer de son système scolaire. Dans un contexte où notre Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) peine à réduire les inégalités et à garantir une réussite pour tous, il est essentiel d’ouvrir nos regards et d’étudier les modèles qui fonctionnent ailleurs.
Le choix de l’Estonie comme point de référence est particulièrement judicieux. Ce pays a su se hisser au sommet des classements internationaux. Plus important encore, l’Estonie combine ces bonnes performances moyennes avec un niveau d’inégalités scolaires significativement plus faible que celui que nous connaissons en FW-B. Les données Pisa le montrent clairement : l’écart de performance entre les élèves les plus favorisés et les plus défavorisés est moins marqué en Estonie que dans la moyenne de l’OCDE, et bien sûr, largement moins qu’en Belgique francophone qui est dans le top 5 des systèmes scolaires les plus inégalitaires de l’OCDE.
Alors, qu’est-ce qui explique cette réussite estonienne, et surtout, quelle leçon notre ministre en tire-t-elle ? À la lecture des premiers échos de ce voyage, nous craignons que l’essentiel ne soit pas retenu. Madame la Ministre semble avoir été particulièrement intéressée par l’autoévaluation des élèves, le mentorat des enseignants et la digitalisation de l’enseignement. Si ces aspects sont certainement notables, ils ne constituent pas, à notre sens, le pilier fondamental de l’équité et de la performance du système estonien.
Un enseignement commun et diversifié jusqu’à 16 ans
La clé du succès de l’Estonie réside, avant tout, dans son tronc commun long et ambitieux, qui s’étend de 7 à 16 ans. Durant ces années, tous les élèves, sans distinction d’origine sociale ou de parcours antérieur, suivent le même enseignement. Ce n’est qu’à l’âge de 16 ans que les orientations se font plus spécifiques. Et dans ce tronc commun, il ne s’agit pas uniquement de cours généraux. L’Estonie a compris l’importance d’une éducation polytechnique, où les matières plus manuelles et techniques ont toute leur place et sont valorisées au même titre que les disciplines académiques traditionnelles. L’approche de l’orientation est aussi continue : les activités orientantes ne sont pas concentrées en 3e secondaire. Elles jalonnent progressivement le parcours de l’élève pour lui permettre de tester et comprendre ses affinités tout au long de son évolution. Par ailleurs, les heures de cours ont été réduites pour laisser plus de place aux travaux collectifs et créatifs, à la remédiation et à l’accompagnement personnalisé.
C’est précisément ce principe d’un enseignement commun et diversifié jusqu’à 16 ans, qui permet de réduire considérablement les inégalités, en offrant à chaque enfant, quelle que soit sa trajectoire, les mêmes bases solides de connaissances et de compétences. Contrairement à un système comme le nôtre, où les orientations précoces et les filières différenciées dès le début du secondaire creusent les écarts et enferment trop d’élèves dans des parcours qui ne leur offrent pas toutes les chances de réussite.
L’Estonie est un cas remarquable, mais pas isolé. Les pays où le tronc commun est plus long ont tendance à afficher des écarts de performance moins importants entre les élèves. Pensons par exemple à la Finlande ou à la Norvège, qui, comme l’Estonie, ont un tronc commun qui s’étend jusqu’à 15 ou 16 ans et qui figurent parmi les pays les plus performants et les moins inégalitaires de l’OCDE.
Madame la Ministre, la réussite de l’Estonie prouve que l’extension du tronc commun jusqu’à la fin de la troisième secondaire, que vous semblez vouloir remettre en question, n’est pas un danger pour la qualité de notre système éducatif. Bien au contraire ! Un tronc commun de qualité, qui valorise toutes les formes d’intelligence et qui expose progressivement tous les élèves à un large éventail de disciplines, y compris techniques et manuelles, est bénéfique pour l’ensemble de la société. Il permet de former des citoyens plus éclairés, plus polyvalents et mieux préparés aux défis du monde de demain.
Osez une véritable réforme structurelle !
Les craintes exprimées concernant l’emploi des enseignants du qualifiant ou les difficultés organisationnelles sont compréhensibles, mais elles ne doivent pas servir de prétexte pour abandonner une réforme structurelle indispensable. Surtout, elles sont évitables : que ce soit par la mise en place de cellules de reconversion, le renforcement du caractère polytechnique du Tronc commun dès la 1re secondaire, ou d’autres mesures, il en est de la capacité et de la responsabilité des autorités politiques : il vous reste trois ans pour le faire [2]. L’expérience estonienne nous montre qu’un tronc commun prolongé n’est pas incompatible avec l’attention portée aux élèves en difficulté. Au contraire, il offre justement le cadre nécessaire pour mettre en place un accompagnement personnalisé efficace.
Dès lors, nous ne pouvons que nous interroger sur la logique qui vous pousse, madame la Ministre, à remettre en cause l’extension du tronc commun à la troisième année secondaire, alors même que vous reconnaissez l’intérêt du modèle estonien. La Plateforme de lutte contre l’échec scolaire vous appelle donc, madame la Ministre, à tirer les bonnes conclusions de votre voyage en Estonie et de vos échanges avec votre homologue estonienne – laquelle est d’ailleurs, comme vous, une libérale [3]. Ne vous contentez pas de retenir les aspects les plus superficiels. Osez une véritable réforme structurelle de notre enseignement, en plaçant l’allongement et le renforcement du tronc commun au cœur de votre politique.