Langages qui discriminent ou qui émancipent, voilà un beau sujet qui traverse mon quotidien professionnel depuis 30 ans, au moins depuis que Georges, originaire de La Louvière, nous a annoncé qu’il vérifierait dans son dictionnaire si, à la Louvière, on écrivait bien un mot tel que nous le lui avions dit à l’atelier ECLER1. Belle rébellion ! Au lieu de porter d’abord mon regard sur les apprenants, je trouve toujours intéressant de commencer à le porter sur notre propre rapport au langage, à la langue, au français spécifiquement. Car les francophones ont souvent un rapport bien particulier à leur langue : même les plus politiquement progressistes peuvent s’avérer, à ce niveau, rageusement aliénés – terme qui est pour moi le contraire d’émancipés2.

Émancipation linguistique : je passe chez Delhaize puis je vais aux putes

Frédéric Maes, formateur au Collectif Alpha

Scène 1 : ma collègue accompagne un apprenant – appelons-le Mohamed – à l’hôpital. Ça arrive rarement, heureusement. La médecin urgentiste tarde un peu. Lorsqu’elle arrive, Mohamed s’autorise un petit commentaire que ma collègue pense humoris-tique mais où il glisse un malheureux tu. Et la médecin, peut-être un peu raciste, peut-être seulement francobourgeoisocentrée, peut-être aussi sous pression dans un métier difficile, de se fendre d’un « nous n’avons pas gardé les cochons ensemble ! » Ce que Mohamed, bien sûr vexé à son tour, comprend mal : « Elle m’a traité de cochon ! » La faute à ma collègue qui ne lui a pas appris qu’on doit vouvoyer un·e médecin ? Mais peut-être pourrait-on aussi dire à celle-ci que monsieur n’est pas né en français et que ce tutoiement, comme peut l’être celui d’un néerlandophone, n’est pas un manque de respect. On pourrait même ajouter que si elle-même veut se faire comprendre par ses patients dans le Bruxelles d’aujourd’hui, elle ferait bien d’oublier ses expressions éculées. Mais on n’ose pas. Un peu parce qu’on sait son travail difficile, un peu, quand même aussi, parce que c’est une Médecin !

Scène 2 : j’anime une formation de formateurs sur la grammaire, la conjugaison, la fameuse et castratrice concordance des temps. J’y travaille un peu notre rapport à la norme. Et là, cette question d’une formatrice, qui est plutôt une recherche d’assentiment, je crois : « Mais je ne vais quand même pas leur apprendre ‘c’est mis là’ [une expression courante là où habitent plusieurs apprenants et utilisée pour ‘c’est écrit là’]. S’ils vont à Bruxelles et qu’ils disent ça, personne ne va les comprendre ! »

Faut-il ou non leur apprendre c’est mis là si l’expression est utilisée dans leur région ? Oui. Ou non. Pourquoi pas… Quel est vraiment le souci ? Quel est l’enjeu ? Qu’ils soient compris partout et par tout le monde ? Mais faut-il alors leur apprendre à dire septante, car si un jour ils vont en France ? A-t-on pour mission d’en faire des francophones standardisés qui ne font pas tache ? Pour leur bien ? N’est-ce pas de toute façon mission impossible ?

Oui : impossible. Premièrement parce qu’ils auront toujours des gueules de métèques, de juifs errants, de pâtres peuls ou de prolétaires3. Je veux dire que même si cet objectif devait être le nôtre, ce qui me parait loin de l’émancipation que nous prônons souvent sans la définir, nous n’arriverions jamais à les transformer et à effacer toutes les marques de leur histoire.

Mais impossible aussi parce que ce français standard est un mythe. On considère en général que dire j’ai très faim est correct. Pourtant, dans ce qu’on appelle la grammaire prescriptive, qui nous dit ce qu’on devrait et ce qu’on ne pourrait pas dire ou écrire, un adverbe comme très ne peut pas précéder un nom. J’ai très faim est donc, pour cette grammaire, une faute de français. On nous conseille de dire j’ai fort faim. Mais personne, parmi les lettrés à qui j’ai expliqué cela, ne m’a dit qu’il allait dorénavant changer sa manière de parler. Même ceux et celles qui reprendront l’apprenant·e de milieu populaire lançant un j’ai été au médecin. Or, historiquement4, le mot-lien chez s’utilisait si la personne habitait l’endroit : chez ma grand-mère ou chez le médecin, car celui-ci avait son cabinet dans sa maison. Comme le signalent non innocemment Maria Candea et Laélia Véron, dans leur livre génial Le français est à nous, petit manuel d’émancipation linguistique5, on reprend au médecin mais personne ne s’offusque – grammaticalement – qu’on aille aux putes. Une question de statut social et pas de langue, donc ? Et c’est ici que vous devriez comprendre mon titre…

Il me semble dès lors important que tout formateur et toute formatrice en alphabétisation ou en FLE prenne conscience que cette question de rapports sociaux est indissociable de l’apprentissage du français. Non seulement la grammaire elle-même est à certains égards un miroir des rapports sociaux, mais la liberté qu’on se donne ou qu’on donne aux autres, dans les usages, vis-à-vis de cette norme, est socialement marquée.

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Alors ? Comment enseigner le français dans une posture qui se cherche émancipatrice et pas intégratrice, reproductrice et aliénante ?

L’immigratien, concept créé par Jérémie Piolat6, prend un contrepied radical : lorsqu’un apprenant s’exprime en français, même si son expression est éloignée des standards scolaires, et puisque ce n’est ni de l’anglais, ni de l’arabe, ni du chinois, ni une autre langue, c’est bien du français. Pas du petit nègre, pas du français cassé ou du mauvais français. C’est sa version du français, comme il en existe des milliers d’autres, ni moins belle, ni moins porteuse de sens qu’un texte juridique, par exemple. C’est l’ensemble de ces variations qui constituent le français de 20237. Le français des personnes immigrées mérite qu’on le visibilise, qu’on le reconnaisse, qu’on abandonne notre bic rouge pour y voir de la beauté, des expressivités8, des visions du monde, de nouvelles possibilités d’évolution de la langue.

Si j’apprécie cette approche et les intentions qui la sous-tendent, à ma connaissance, elle n’a toutefois pas pour objectif de répondre à l’envie légitime des apprenants et apprenantes d’avoir accès à un français standardisé, un objectif qui devient alors aussi le mien comme formateur.

On est donc contraints à trouver un entredeux toujours à définir et à construire, posture qui doit en tout cas nous sortir du rôle de gendarme (tu peux/tu ne peux pas) ou de curé (c’est bien/ce n’est pas bien). Ce projet n’est pas plus illusoire que celui de leur apprendre le vrai et le seul bon français !

Avant de présenter ce que ça peut vouloir dire en pratique, j’insiste : c’est d’abord une question de positionnement. Est-ce que je me sens gardien et serviteur du français, sacré et monolithique ? Ou est-ce que je veux être l’allié de personnes qui cherchent à s’emparer des outils de la lecture et de l’écriture et vont se construire leur version du français, jamais achevée, comme j’ai moi-même construit la mienne ?

Après, il faut voir comment traduire cette posture avec des apprenants. Il y a 1001 manières. Je vais en parler à travers mon expérience de la révision9 de textes libres.

Lorsqu’Abida écrit par exemple :

Quand j’étais petite j’avais en vie quand j’ai gronde. me quand j’ai gronde j’avais être petite. Parc que quand tu gronde, tu vois beaucoup de chose c’est pas come tu petite. C’est pas la même chose me c’est la vie comme ça10.

Nous corrigeons :

  • systématiquement l’orthographe des mots, que l’erreur s’entende ou non : en vie > envie, parc > parce, gronde11 > grandi.
  • Nous corrigeons aussi les accords de base (déterminant/nom, sujet/verbe,…) : beaucoup de chose > beaucoup de choses, tu grandi > tu grandis, par exemple.
  • Et bien sûr, nous reprenons d’autres erreurs liées aux catégories grammaticales : me > mais. Ou, dans d’autres textes : je travail > je travaille.

À ce niveau, les normes sont relativement partagées par tous les francophones et il n’y a peut-être pas grand intérêt à laisser chacun faire à sa manière.

Parfois déjà, la question de l’émancipation pointe son nez. Quand une apprenante écrit :

j’ai planté des onions.

On va bien sûr reprendre ce mot avec elle : « Tu as mis le ‘s’ du pluriel, c’est super ! Et si je dis ce que je vois, on entendra bien ‘onion’,
mon oreille est d’accord. Mais en français, il existe une autre manière d’écrire le son [ñ].
 » On arrivera ainsi, d’une manière ou d’une autre, à ognons.

Mais lorsqu’un peu plus tard, l’apprenante tapera son texte à l’ordinateur, il est fort probable que le correcteur du traitement de texte soulignera le mot ognon en rouge. Ce sera l’occasion : « Mais c’est dégueulasse [qui est bien un mot français !]. Depuis 1990, on peut l’écrire comme ça ! Avant, on devait écrire ‘oignon’ mais quand on voit ‘oi’, on prononce comment ? Ben oui, ‘wa’, donc avant les enfants ou les étrangers qui apprenaient le français avaient envie de lire ‘wagnons’… En 1990, on a décidé de changer l’écriture de certains mots pour qu’elle corresponde à ce qu’on dit. Mais on a pensé aux gens qui avaient appris ‘oignon’ – quand on est vieux, on a un peu du mal à changer ce qu’on a appris ! Donc on a eu le droit d’écrire les deux, avec l’idée que les enfants allaient apprendre ‘ognon’ et qu’après 30 ou 40 ans, tout le monde l’écrirait comme ça. Ça s’est aussi passé comme ça avec le mot ‘clé’ qu’avant on écrivait ‘clef’12. Aujourd’hui, tout le monde écrit ‘clé’ ! Donc l’ordinateur n’a pas le droit de refuser ‘ognon’. Comme il est bête, je vais lui apprendre que c’est aussi correct. » Et le formateur d’ajouter le mot au dictionnaire du traitement de texte13.

En plus de la réflexion sur la langue, son évolution et la question de qui fixe la norme, et en plus de la question humaine de la résistance au changement, intéressante quand on apprend à des adultes, nous pouvons ici esquisser une petite réflexion critique sur nos outils et leurs limites.

Voilà donc pour ce qui concerne l’orthographe et la grammaire de base.

Pour le reste, les structures et la concordance des temps notamment, en dehors de la nécessité d’ajouter certains mots oubliés par l’apprenant·e14, on est beaucoup plus souple, par pragmatisme et par choix idéologique.

On cherche globalement à rester au plus près de l’expression de la personne, en s’adaptant à ses compétences à l’oral et en lecture, ainsi qu’à sa personnalité. Régulièrement, on proposera deux ou trois versions d’une structure qu’on estime devoir réviser. La première restera au plus près de la production de la personne, même si on la sait non parfaitement conforme. La deuxième cherchera à rejoindre la conformité tout en restant la plus proche possible de ce qui a été écrit. Parfois aussi, on proposera une formule plus éloignée afin d’offrir à la personne de nouvelles possibilités d’expression en français. On essayera alors de voir si la personne est intéressée et si elle peut s’en emparer (la relire, l’énoncer…). De toute façon, au final, on laissera le choix à l’apprenant·e et on le respectera. Envie que je grandisse ? Envie d’être grande ? Envie que je sois grande ? Ce jour-là, avec Abida, c’est envie de grandir qui a été gardé.

Quant à la concordance des temps, l’usage du français par les francophones lettrés eux-mêmes est bien éloigné des simplifications scolaires : « L’indicatif présent, c’est pour raconter ce qu’on fait maintenant » ; « Si je commence avec ‘quand j’étais petit’, donc avec un imparfait, je dois tout conjuguer à l’imparfait ou au passé composé » ; …

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Si, à ce moment de votre lecture – car on arrive à la fin de l’article –, vous vous dites : c’est bien beau mais alors, finalement, qu’est-ce que je dois accepter et qu’est-ce que je dois corriger ? Ben… faites une petite sieste et reprenez la lecture de cet article à son début. Il n’y a pas – et c’est heureux même si ça nous complique la tâche – de réponse claire qui existerait en dehors de vous, de vos échanges avec des collègues, de ce que vous pouvez observer et comprendre de ce que les apprenant·e·s font de vos échanges et de vos négociations avec eux. Normal. Ne parle-t-on pas d’émancipation ?

Mais de toute façon : lisez ! Lisez et étudiez ! Lisez et étudiez le français sous toutes ses coutures, les grammairiens et les linguistes, les normes et les usages variés, l’histoire passée et les évolutions actuelles… Car c’est en développant ses connaissances et en se sentant soi-même en confiance qu’on peut plus facilement s’autoriser de la liberté et en donner aux autres.


Outre Le français est à nous de Maria Candea et Laélia Véron déjà cité dans le texte, quelques références incontournables sur ce qu’est une langue, sur le français, le rapport au français et à ses normes :
Arnaud HOEDT et Jérôme PIRON, La faute de l’orthographe. La Convivialité, Textuel, 2017
Henriette WALTER, Le français dans tous les sens. Grandes et petites histoires de notre langue, Robert Laffont, 1988
Henriette WALTER, Le français d’ici, de là, de là-bas, J.C. Lattès, 1998
Marina YAGUELLO, Alice au pays du langage. Pour comprendre la linguistique, Seuil, 1981
Marina YAGUELLO, Catalogue des idées reçues sur la langue, Seuil, 1988

  1. À propos d’ECLER, lire par exemple : Centre de documentation du Collectif Alpha, Atelier ECLER : Écrire, Communiquer, Lire, Exprimer, Réfléchir, 2005, www.collectif-alpha.be/IMG/pdf/Biblio_Atelier_ECLER.pdf
  2. En philosophie, la notion d’aliénation est généralement comprise comme la dépossession de l’individu, c’est-à-dire la perte de sa maitrise, de ses forces propres au profit d’un autre.
  3. Pour paraphraser la chanson Le métèque de Georges Moustaki.
  4. Aujourd’hui, j’entends parfois dire que chez s’utilise pour une personne et au pour un endroit, ce qui ne colle toujours pas avec mon titre ! L’usage de ces prépositions est en réalité plus complexe et combine, il me semble, plusieurs types de critères, dont un critère symbolique.
  5. La Découverte, 2019.
  6. Lire par exemple : Jérémie PIOLAT, Voyage au pays de l’immigratien, in Journal de l’alpha, n°176, novembre 2010, pp. 64-75, www.lire-et-ecrire.be/ja176
  7. Il est important de se rappeler que le français n’a pas toujours existé et qu’il a constamment évolué. On chantait bien « j’ai descendu dans mon jardin », Molière n’écrivait pas le français avec notre orthographe actuelle et nous avons bien de la peine à reconnaitre du français dans ce qui est pourtant considéré comme le premier texte écrit en français, le Serment de Strasbourg : « Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament (…). »
  8. Quelques exemples poétiques : foulove (pour fleuve), coliquetif (pour Collectif [Alpha]), j’atemps, mon écritude, je roulais à 120 à lure, la significtion…
  9. Nom donné, dans la méthodologie ECLER, à ce qu’on appelle d’habitude « la correction », choix qui est significatif et en lien avec notre sujet.
  10. Texte révisé ce jour-là comme ceci : Quand j’étais petite, j’avais envie de grandir. Mais quand j’ai grandi, j’avais envie d’être petite. Parce que quand tu grandis, tu vois beaucoup de choses, c’est pas comme quand tu es petite. C’est pas la même chose mais c’est la vie comme ça.
  11. Non Abida ne confond pas le sens des mots grandir et gronder. Sans doute a-t-elle cherché dans le dictionnaire Eurêka ? La difficulté à bien identifier les sons proches a fait le reste.
  12. « Clé » était alors déjà accepté mais la « nouvelle » orthographe (recommandations de 1990) n’a conservé que cette forme simplifiée.
  13. Dans Word, on peut aussi choisir l’orthographe de vérification : Révision > Langues > Préférences linguistiques > Vérification > Modes français > Orthographe rectifiée (les autres options étant « Orthographe traditionnelle » et « Orthographe traditionnelle et rectifiée »). Ce qui demande une certaine connaissance du logiciel puisque, par défaut, c’est l’orthographe traditionnelle qui est activée, et donc les apprenant·e·s sont, de fait, le plus souvent soumis au diktat de cette « ancienne » orthographe.
  14. J’y vois deux raisons principales : son niveau de maitrise du français oral mais aussi la différence de rapidité entre sa pensée et son écriture. Pour écrire, le cerveau doit organiser mais aussi ralentir la pensée.